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une église qui tienne dans leur main, comme le globe surmonté de la croix. L’autocratie russe en possession d’une église nationale est peu disposée à en transmettre la suprématie à une autorité étrangère. Le pouvoir que les siècles lui ont conféré sur le clergé, il lui plairait peu de l’abandonner ou de le partager. Entre l’autocratie et la papauté, entre ce que les catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars et ce que les Paisses nomment l’autocratie cosmopolite des papes, il y a une antipathie, pour ne pas dire une incompatibilité naturelle. Chacune des deux étend trop loin ses droits pour ne pas sembler empiéter sur l’autre. Toute alliance entre la Russie et la papauté est malaisée, tant que le pouvoir autocratique demeure intact, et, d’un autre côté, l’initiative n’en saurait guère être prise que par une volonté omnipotente.

La politique domine en Orient. toutes les questions ecclésiastiques. Or, quelle que soit la nature du pouvoir civil, l’état n’abdiquera pas volontiers son influence sur le clergé. Une église nationale autocéphale lui semblera plus docile qu’une église unie à Rome. Il en est de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie, de la Grèce même, comme de la Russie. Partout l’obstacle à l’union avec Rome est plus politique que religieux. Il est facile de démontrer à la hiérarchie qu’elle ne saurait avoir d’indépendance vis-à-vis du pouvoir civil qu’en renonçant à son indépendance ecclésiastique. Pour se tenir droit devant le tsar ou le roi, il lui faudrait s’incliner devant le pape. Mais, quand les clergés orthodoxes seraient pénétrés de cette alternative, le pouvoir civil, autocratique ou constitutionnel, ne leur laisserait pas toujours le choix. Le principal avantage qu’un chrétien trouverait à l’union, l’indépendance de l’église, devient un inconvénient pour les politiques, qui préfèrent tenir l’église dans la dépendance. Si tant de Russes redoutent l’union, c’est en grande partie parce qu’elle doterait la Russie de ce qui lui a fait défaut depuis des siècles : un pouvoir spirituel. Le même sentiment se retrouve chez les petits états d’Orient. Bulgares, Roumains, Grecs ne répugneraient pas tous à se rapprocher de l’Occident en faisant leur paix avec Rome. Beaucoup couperaient volontiers le lien religieux qui les rattache à la Russie pour enlever à l’aigle moscovite une de ses prises sur l’Orient. Ce qui les retient, c’est peut-être moins les traditions ou les préventions nationales que la crainte de constituer chez eux un pouvoir rival de l’état. En ce sens, on pourrait dire que ce qui fait la force de l’église orthodoxe, c’est sa faiblesse. Peuples et gouvernemens lui gardent leurs préférences parce qu’ils ne la redoutent point.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.