Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il en est des dizaines de milliers en Lithuanie, en Russie-Blanche, en Pologne. Catholiques de conviction, ils sont, comme s’exprime le haut-procureur, assujettis à demeurer dans l’orthodoxie. M. Pobedonostsef se plaint, presque chaque année, de l’opiniâtreté de ces victimes du prosélytisme officiel. Parmi les paysans convertis, de 1863 à 1870, beaucoup, disent ses rapports[1], s’obstinent dans leur désir de retourner au latinisme. Comment s’en étonner pour des conversions, opérées par séduction ou par intimidation, des paroisses entières étant réunies à l’église sur la demande de quelques individus ? Le plus souvent, les missionnaires ont été des fonctionnaires, des agens de police, voire des soldats. Les feuilles russes ont cité parmi les plus zélés de ces apôtres un commissaire musulman[2]. Parfois l’assistance à une cérémonie orthodoxe a été prise comme un acte d’adhésion à l’orthodoxie, si bien qu’il est des gens qui ont changé de religion sans le savoir.

Après cela, l’on comprend que, en certaines contrées de l’Ouest, le peuple semble ne plus trop savoir à quelle église il appartient. D’après les comptes-rendus du haut-procureur, il n’est pas rare de voir les paysans fréquenter indistinctement la messe latine et la messe slavonne. Ils sont, pour ainsi dire, sur le faite de partage des deux églises, pareils aux habitans d’une province frontière que les chances de la guerre auraient fait plusieurs fois passer d’un état à un autre. Il en est dont les ancêtres ont été ramenés à l’orthodoxie il y a plus d’un demi-siècle ; mais, à deux ou trois générations de distance, ils n’ont pas encore oublié la foi de leurs pères. Si l’on y regarde de près, la plupart de ces paysans en apparence « bireligieux » fréquentent le service orthodoxe plutôt par contrainte et le service catholique par goût. Cela est si vrai que, en des paroisses où les orthodoxes sont nominalement en majorité, l’église du pope reste vide, tandis que le kostël catholique regorge de monde[3]. Beaucoup de fonctionnaires ne font pas difficulté d’avouer que, livrés à eux-mêmes, nombre de paysans bélo-russes ou malo-russes retourneraient à Rome. C’est même, selon les patriotes, la raison de refuser à ces frères de l’Ouest la liberté religieuse. Pour les soustraire à l’attrait du latinisme, on ne trouve souvent rien de mieux que de fermer les kostëls du voisinage. C’est ainsi que, en 1886 ou 1887, le gouverneur-général de Varsovie a prohibé tout service dans l’église de Terespol, de peur de voir la

  1. Voyez, par exemple, le rapport de M. Pobedonostsef sur l’année 1884.
  2. Voyez le Vestnik Evropy (mars 1881, p. 366-367).
  3. Le fait a été reconnu par plusieurs écrivains orthodoxes, entre autres par M. Vladimirof, dans la Rousskaïa Starina, et M. Koîalovitch, dans le Tserhovnyi Vestnik. Voyez, par exemple, le Novoie Vremia (14 juillet 1887).