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À l’introduction du russe dans leurs églises s’oppose souvent le sentiment religieux non moins que le sentiment national des catholiques. Si leurs livres de prières ont été traduits en russe, ces traductions, faites par des orthodoxes ou des catholiques complaisans, sont suspectes au clergé et aux fidèles. Puis, un prêtre me le faisait remarquer, la langue polonaise est riche en ouvrages catholiques de toute sorte, tandis que le russe ne donne accès qu’à une littérature imprégnée d’un esprit hostile à Rome. Enfin, en dehors même du royaume de Pologne, le polonais est la langue maternelle ou adoptive de la plupart des catholiques. En Lithuanie, et jusqu’en Russie-Blanche et en Petite-Russie, le russe officiel n’est même pas l’idiome du peuple et ne lui est pas toujours plus familier que le polonais. On comprend que les Polonais qui, dans les provinces occidentales, forment la majorité des catholiques, soient froissés de voir substituer à leur langue sanctifiée par tant de saints, la langue du maître schismatique. Pour couper court à ces résistances, le gouvernement impérial s’est adressé au saint-siège. C’est là un des points délicats des négociations entre Pétersbourg et le Vatican[1]. Malgré son désir de donner satisfaction au tsar, la papauté hésite à passer par-dessus les réclamations des Polonais. Le saint-siège sait que, en Irlande, il s’est parfois mal trouvé d’avoir paru servir les intérêts anglais. De même, dans l’ancienne Pologne, il lui répugne de sacrifier ses fils polonais à un gouvernement qui n’a cessé de travailler à les décatholiciser. Faire de l’église et du catéchisme un instrument de russification, ce serait mettre la foi polonaise à une dure épreuve[2].

Aux exigences de la bureaucratie pétersbourgeoise, la plupart des catholiques peuvent objecter que le gouvernement qui veut les faire prier en russe ne les traite pas lui-même en Russes. Les catholiques polonais des provinces occidentales sont soumis à des lois d’exception qui tombent dès qu’ils abandonnent la foi romaine.

  1. Il est question, dit-on, d’un terme moyen : la langue employée dans la prédication ne serait ni le polonais, ni le russe officiel, mais le dialecte local, ici le blanc-russien, là le petit-russien. Le gouvernement impérial accepterait peut-être, ne fût-ce qu’à titre de mesure transitoire, l’introduction dans l’église du blanc-russien ou biélo-russe, appelé à Rome albo-russe. Nous doutons qu’il en soit de même du malo-russe ou petit-russien. La bureaucratie pétersbourgeoise a toujours tenu en suspicion cet harmonieux provençal russe. En lui ouvrant l’église catholique, elle craindrait de donner un aliment aux revendications des ukrainophiles.
  2. Dans les campagnes de Lithuanie, le clergé ne fait pas difficulté de se servir de la langue locale, le samogitien. Le gouvernement s’est contente de russifier l’alphabet. Les livres de messe en samogitien étaient imprimés en caractères latins ; le gouvernement en a fait imprimer eu caractères cyrilliques, inconnus de la population à laquelle il en imposait l’usage.