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Lettes et Esthes, furent amenés à l’orthodoxie, vers 1840, par le comte Protassof. En embrassant « la foi du tsar, » ils s’étaient leurrés de l’espoir d’obtenir des terres de l’État. Interrompue ou ralentie sous Alexandre II, la croisade orthodoxe a repris sous Alexandre III. La moyenne des conversions annuelles était, sous le règne précédent, de quelques centaines ; sous Alexandre III, les convertis se comptent, chaque année, par milliers. Des paroisses presque entières désertent en corps la kirka (kirche) luthérienne. Pour cet apostolat, M. Pobedonostsefse défend d’employer les grossières amorces autrefois reprochées à son prédécesseur Protassof. En 1887, les autorités orthodoxes interdisaient encore au clergé de promettre aux néophytes des avantages matériels. Pour n’être pas toujours intéressées, les conversions n’en ont pas moins, d’habitude, des motifs temporels. La foi impériale doit ses prosélytes moins à l’éloquence de ses missionnaires qu’aux oppositions de races et de classes. L’antipathie du paysan lette ou esthe pour le propriétaire allemand sert d’argument aux convertisseurs. Ils lui représentent l’abandon de la « foi allemande » comme une émancipation du joug teutonique.

Si le luthéranisme n’a pas encore été rejeté de toute la population lettonne ou esthonienne, c’est que, en passant à « la foi russe, » Lettes ou Esthes craignent de compromettre leur nationalité. Ce sentiment se rencontre surtout chez les Lettes, qui sont plus cultivés que leurs voisins finnois, les Esthes ; aussi les conversions sont-elles plus rares parmi eux. a Pour nous distinguer des Allemands, disait un patriote letton, nous ne voudrions pas nous confondre avec les Russes. » Il en est qui, pour cette raison, inclineraient au baptisme. Un des moyens de propagande des orthodoxes est bien de célébrer l’office dans les langues locales ; mais les pasteurs luthériens, quoique Allemands, pour la plupart, se résignent, eux aussi, de plus en plus, à l’emploi des barbares idiomes de leurs ouailles.

Le sentiment national n’est, du reste, pas la seule prise du prosélytisme russe sur le pays baltique. Les laïques apôtres de l’orthodoxie ne se font pas toujours scrupule de recourir aux appâts officiellement prohibés. Chacun sait que, pour être bien vu des autorités, le meilleur moyen est de passer à la foi russe. J’ai entendu conter l’histoire d’un drôle qui, pour se tirer de prison, n’avait pas employé d’autre recette. C’est un moyen, à la portée de tous, de se faire des protecteurs. En dehors même des séductions de ce genre, les conversions sont encouragées par une sorte de prime fort sensible aux paysans. Le sénat a récemment exempté tous les non-luthériens des taxes ou redevances prélevées pour les églises luthériennes. Rien de plus juste, semble-t-il. Un paysan-orthodoxe ne