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liberté de leur propagande ; jamais elle ne permettra d’enlever à l’église orthodoxe ses enfans pour les enrôler dans des confessions étrangères. Elle le déclare ouvertement dans ses lois, et s’en remet à la justice de Celui qui seul régit les destinées des empires. »

On voit, par cet étrange document, que la Russie n’est pas près de renoncer à la protection légale de l’église dominante. Qu’un pareil système se justifie par des considérations politiques, soit : la politique n’a jamais été très scrupuleuse sur le choix de ses moyens ; resterait à savoir si de tels procédés sont efficaces. Mais prétendre que de pareilles lois n’entament pas la liberté de conscience, cela montre simplement qu’on ne sait ce que c’est que d’être libre. À cet égard, la lettre du conseiller d’Alexandre III est instructive ; la pleine liberté religieuse est d’autant plus difficile à établir que la Russie officielle n’en a même pas la notion. Pour un peu l’on affirmerait, — et je l’ai entendu soutenir, — que la Russie est le seul pays en possession de la vraie liberté religieuse, parce que le prosélytisme est un empiétement sur cette liberté. Il est vrai que la propagande interdite aux autres, on ne se fait pas faute de l’encourager chez l’église impériale.

L’église dominante n’a pas lieu d’être fière de cette protection officielle. Non-seulement le gouvernement des tsars témoigne peu de confiance dans la force de la vérité, mais il montre peu de foi dans le droit de son église ou dans le zèle de son clergé. Le code le proclame et le procureur du saint-synode en fait implicitement l’aveu : l’église impériale, abandonnée à elle-même, est incapable de lutter avec ses adversaires, protestans, catholiques, raskolniks. Pour leur tenir tête, il faut qu’elle se retranche derrière le rempart de la loi. Pauvre église ! L’état, qui lui prête sa police et ses prisons, oublie qu’il l’amollit et l’avilit.

La liberté religieuse, telle que la préconise M. Pobedonostsef, a pour dernier mot : la contrainte. À l’église, édifice spirituel, n’ayant d’autre fondement que la foi et d’autre ciment que le libre amour, les lois russes substituent l’église, édifice matériel, bâti sur le code pénal avec la force pour mortier et des crampons de fer pour en retenir les pierres vivantes. Au lieu d’être gardées par les anges de Dieu, ses portes, disait Aksakof, ont pour gardiens les gendarmes et les inspecteurs de police ; s’ils ne forcent pas d’y entrer, les gendarmes ont la consigne d’empêcher d’en sortir. La Russie se défend d’exercer le compelle intrare ; elle se contente de pratiquer le prohibe egredi. Encore, l’administration ne se gêne-t-elle pas, à l’occasion, pour pousser vers l’entrée, toujours ouverte, du bercail officiel.