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détient plus que des restes. En argent, il ne le peut pas davantage; lui-même, il s’est ruiné, il vient de faire banqueroute, il vit d’expédiens et au jour le jour, il n’a ni fonds ni crédit. Reprendre les biens vendus, personne n’y songe ; rien de plus contraire à l’esprit du nouveau régime : non-seulement ce serait là un vol semblable à l’autre, puisque les acquéreurs ont payé et que leur quittance est en règle, mais encore, à contester leur titre, le gouvernement infirmerait le sien ; car son autorité a la même source que leur propriété : il est en place, comme ils sont en possession, en vertu du même fait accompli, parce que les choses sont ainsi et ne peuvent plus être autrement, parce que dix années de révolution et huit années de guerre pèsent sur le présent d’un poids trop lourd, parce qu’il y a trop d’intérêts et des intérêts trop forts engagés et enrôlés du même côté, parce que l’intérêt des 1,200,000 acquéreurs fait corps avec celui des 30,000 officiers que la révolution a pourvus d’un grade, avec celui de tous les nouveaux fonctionnaires et dignitaires, avec celui du Premier consul lui-même qui, dans cette transposition universelle des fortunes et des rangs, est le plus grand des parvenus et doit soutenir les autres, s’il veut être soutenu par eux. Naturellement il les protège tous, par calcul et par sympathie, dans l’ordre civil comme dans l’ordre militaire, en particulier, les propriétaires nouveaux, surtout les moyens et les petits, ses meilleurs cliens, attachés à son règne et à sa personne par l’amour de la propriété qui est la plus forte passion de l’homme ordinaire, par l’amour de la terre, qui est la plus forte passion du paysan[1]. De leur sécurité dépend leur fidélité; en conséquence, il leur prodigue les garanties. Par sa constitution de l’an VIII[2], il déclare, au nom « de la nation française, qu’après une vente légalement consommée de biens nationaux, quelle qu’en soit l’origine, l’acquéreur légitime ne peut en être dépossédé. » Par l’institution[3] de la Légion d’honneur, il oblige chaque légionnaire « à jurer, sur son honneur, à se dévouer à la conservation des propriétés consacrées

  1. Rœderer, III, 330 (juillet 1800) : « Le premier consul m’a parlé des mesures à prendre pour empêcher les rayés de racheter leurs biens, vu l’intérêt de conserver à la cause de la révolution environ 1,200.000 acquéreurs de domaines nationaux. » — Rocquain. État de la France au 18 brumaire. (Rapport de Barbé-Marbois sur le Morbihan, le Finistère, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-du-Nord, an IX.) « Dans tous les lieux que je viens de parcourir, les propriétaires reconnaissent que leur existence est attachée à celle du premier consul. »
  2. Constitution du 22 frimaire an III,, art. 94. — De plus, l’article 93 déclare que « les biens des émigrés sont irrévocablement acquis à la république. »
  3. Loi du 29 floréal an X, titre Ier, article 8. — Le légionnaire jure aussi « de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et la loi autorisent, toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal, » par conséquent les droits féodaux et la dîme.