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de gagner leur vie, il suffit, pour se figurer leur multitude, de considérer le régime auquel la France vient d’être soumise par ses médecins politiques : c’est le régime de la saignée et du jeûne. Deux millions de Français ont passé sous les drapeaux, et plus de 800,000 y sont morts[1]; parmi les survivans, combien d’éclopés, manchots et jambes de bois! Tous les Français oui mangé du pain de chien pendant trois ans et souvent n’en ont pas eu assez pour subsister; plus de 1 million sont morts de faim et de misère; tous les Français riches ou aisés ont été ruinés et ont vécu dans l’attente de la guillotine; 400,000 ont moisi dans les maisons d’arrêt; parmi les survivans, combien de tempéramens délabres, combien d’âmes et de corps détraqués par l’excès des privations et des anxiétés, par l’usure physique et morale[2] ! — Or, en 1800, pour cette foule d’invalides civils et militaires, l’assistance manque ; les établissemens charitables ne sont plus en état de la fournir. Sous la Constituante, par la suppression de la propriété ecclésiastique et par l’abolition des octrois, on leur a retranché une grosse part de leur revenu, celle qui leur était assignée sur l’octroi et sur la dime. Sous la Législative et la Convention, par la dispersion et la persécution des religieuses et des religieux, on les a privés des serviteurs compétens et des servantes volontaires, qui, par institut, depuis des siècles, y prodiguaient leur travail gratuit. Sous la Convention, on a confisqué tous leurs biens, immeubles et créances[3] ; et, quand au bout de trois ans on leur a restitué ce qui en restait, il s’est trouvé qu’une portion de leurs immeubles était vendue et que leurs créances, remboursées en assignats ou converties en rentes sur le grand-livre, étaient des valeurs mortes ou mourantes, tellement qu’en 1800, après la banqueroute finale des assignats et du grand-livre, l’ancien patrimoine des pauvres est réduit de moitié ou des deux tiers[4]. C’est pourquoi les 800 établissemens

  1. La Révolution, III, p. 547 (note), 618 (note).
  2. Statistiques des préfets, Deux-Sèvres, par Dupin, p. 174 : « Les maladies vénériennes, que, grâce à leurs bonnes mœurs, les campagnes ignoraient encore en 1789 sont aujourd’hui répandues dans le Bocage et dans tous les lieux où les troupes ont séjourné. » — « Le docteur Delahaye, à Parthenay, observe que le nombre des maniaques s’est accru d’une manière effrayante sous la Terreur. »
  3. Décrets du 19 mars 1793 et du 23 messidor an II. — Décrets du 2 brumaire an IV et du 16 vendémiaire an V.
  4. Statistiques des préfets, Rhône, par Verminac, an X. Revenu des hospices de Lyon en 1789, 1,510,827 francs; aujourd’hui, 459,371 francs. — Indre, par Dalphonse, an XII. Le principal hospice d’Issoudun, fondé au XIIe siècle, avait 27,939 francs de revenu, sur lesquels il perd 16,232. Autre hospice, celui des Incurables; sur 12,062 francs de revenu, il perd 7,457 francs. — Eure, par Masson Saint-Amand. An XIII : « 14 hospices et 3 petits établissemens de charité dans le département, avec 100,000 francs environ de revenu en 1789; ils en ont perdu au moins 60,000. » — Vosges, par Desgouttes, an X : « 10 hospices dans le département. La plupart ont été dépouillés de la presque totalité de leurs biens et de leurs capitaux par l’effet de la loi du 23 messidor an II ; au moment où l’exécution de cette loi fut suspendue, les biens étaient vendus et les capitaux remboursés. » — Cher, par Luçay-: « 15 hospices avant la révolution; ils sont restés presque tous sans ressources par la perte de leurs biens. » — Lozère, par Jerphaniou, an X : « Les propriétés qui étaient attachées aux hospices, soit en fonds de terre, soit en rentes, ont passé en d’autres mains. » — Doubs, analyse par Ferrières : « Situation des hospices bien inférieure à celle de 1789, parce qu’on n’a pu leur restituer des biens en proportion de la valeur de ceux qui avaient été aliénés. L’hospice de Pontarlier a perdu la moitié de ses revenus par les remboursemens faits en papier-monnaie; tous les biens de l’hospice d’Ornans ont été vendus, etc. » — Rocquain, p. 187. (Rapport de Fourcroy.) Hospices de l’Orne : leur revenu, au lieu de 123,189 francs, n’est plus que de 68,239. — Hospices du Calvados : ils ont perdu 173,648 francs de revenu, il ne leur en reste que 85,955. — Passim, détails navrans sur le dénuement des hospices et de leurs hôtes, enfans, malades et infirmes. — Le chiffre par lequel j’ai tâché de marquer la disproportion des besoins et des ressources est un minimum.