Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la paix d’Amiens et le concordat[1], un sénatus-consulte achève ta grande opération : sont amnistiés tous les individus non encore rayés, sauf les chefs déclarés de l’émigration militante, ses notables, dont le chiffre ne pourra excéder mille; les autres peuvent revenir et recouvrer tous leurs droits civiques; seulement, ils promettront « d’être fidèles au gouvernement établi par la Constitution, et de n’entretenir, ni directement ni indirectement, aucune liaison ni correspondance avec les ennemis de l’état. » À cette condition, les portes de la France leur sont rouvertes, et, là-dessus, tout de suite, ils rentrent en foule.

Mais ce n’est pas assez de leur présence physique ; il faut encore qu’ils ne restent pas absens de cœur, étrangers et simples domiciliés dans la société nouvelle. Si ces fragmens meurtris de l’ancienne France, si ces lambeaux humains qu’on remet en place ne sont qu’appliqués et juxtaposés sur la France moderne, ils y seront inutiles, incommodes et même nuisibles ; tâchons donc qu’ils s’y greffent à nouveau, par adhérence et soudure intime : pour cela, il faut d’abord qu’ils n’y meurent pas d’inanition, que, physiquement, ils y puissent vivre. En particulier, les ci-devant propriétaires, noblesse, parlementaires, haute bourgeoisie, surtout les hommes qui ne savent ni métier ni profession et qui, avant 1789, vivaient, non de leur travail, mais de leur revenu, comment vont-ils faire pour subsister? Une fois rentrés, ils n’ont plus même le gagne-pain qui les alimentait à l’étranger : ils ne peuvent pas trouver des leçons de français, d’escrime et de danse. — Sans doute, le sénatus-consulte qui les amnistie leur restitue une partie de leurs biens non vendus[2] ; mais la plupart de leurs biens ont été vendus, et, d’autre part, le Premier consul, qui ne veut pas refaire de grandes fortunes à des royalistes[3], retient et maintient dans le domaine national les plus grosses pièces de leur dépouille, leurs bois et forêts de 300 arpens et au-dessus, leurs actions et droits de propriété sur les grands canaux de navigation, leurs immeubles déjà affectés à un service public. Partant, la restitution effective est modique ; au total, les émigrés qui reviennent

  1. Sénatus-consulte du 26 avril 1802.
  2. Ibid., titre II, articles 16 et 17. — Gaudin. duc de Gaëte, Mémoires, I, 183. (Rapport sur l’administration des finances en 1803.) « Les anciens propriétaires ont été réintégrés dans plus de 20.000 hectares de forêts. »
  3. Thibaudeau, ibid., p. 98. (Paroles du premier consul, 24 thermidor an IX.) « Des émigrés rayés coupent leurs bois, soit par besoin, soit pour emporter de l’argent à l’étranger. Je ne veux pas que les plus grands ennemis de la république, les défenseurs des vieux préjugés, recouvrent leur fortune et dépouillent la France. Je veux bien les recevoir; mais il importe à la nation de conserver ses forêts : la marine en a besoin. »