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convictions, doivent reconnaître qu’il a fallu des raisons bien profondes pour expliquer un tel sacrifice. Dans le camp abandonné, on a tout rapporté à l’orgueil, qui est d’ordinaire l’explication dont on se sert pour qualifier toute tentative d’indépendance. Satan lui-même est tombé par orgueil. C’est là, à notre avis, une explication bien superficielle. Il est plus probable que la désillusion avait atteint le fond même de l’âme, et que, si Lamennais fût resté fidèle, comme la sagesse le conseillait, ce n’eût été qu’aux dépens de la sincérité. Il ne s’agit pas de condamner ceux qui ont pris une autre route que lui, et qui ont laissé un nom pur et une mémoire des plus respectables ; mais Lamennais était une âme autrement profonde. Croire à demi lui était impossible. Les premières assises emportées, il vit, comme le disait plus tard Jouffroy, « qu’il ne restait plus rien qui fût debout. » Sans doute il eût pu mettre moins de violence et moins de haine dans sa déclaration d’indépendance. Mais tous ceux qui ont mis leur foi dans la liberté de l’esprit humain ne peuvent avoir trop de respect et de compassion pour les douleurs de ce grand Prométhée enchaîné et déchaîné.

Mais nous n’en sommes pas encore au moment tragique de la crise ; nous ne sommes qu’au début, dans la période de l’audace et de l’espoir. C’était le moment où, avec ses jeunes amis, Lacordaire, Montalembert, l’abbé Gerbet, Lamennais fondait le journal l’Avenir, vers la fin de 1830. Quelle allait être l’attitude de ce nouveau journal ? Dans son premier article d’octobre, Lamennais exposait l’esprit de cette publication. Dans la dissolution universelle, il ne reste que deux principes debout : Dieu et la liberté. Unissez ces deux principes, et les deux grands besoins de l’âme seront satisfaits. Jusqu’ici, les catholiques se sont défiés de la liberté, parce qu’elle était défendue par une philosophie impie ; mais cette philosophie elle-même n’était impie que parce que la religion s’était associée au despotisme. On combattait la religion pour combattre l’absolutisme ; mais le vrai christianisme, le christianisme compris dans son essence et dans son esprit, n’est pas incompatible avec la liberté, car il en est la base. La liberté a besoin du catholicisme pour fonder le droit sur quelque chose de divin, et les catholiques ont besoin de la liberté pour répandre leurs doctrines. Toutes les grandes forces sociales ayant été l’une après l’autre minées et ruinées, la liberté individuelle, la liberté de tous, est la seule garantie possible. Donc point d’autre issue que l’alliance de la liberté et de l’église.

Liberté par l’église, mais aussi liberté pour l’église, voilà la formule nouvelle que venait proposer l’abbé de Lamennais. Ni l’un ni l’autre ne seront possibles tant que l’église restera enchaînée au pouvoir civil. En principe, sans doute, l’église et l’état ne doivent faire