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L’événement depuis longtemps prévu par Lamennais arriva. La restauration succomba dans une lutte de quelques heures. Lamennais annonce cet événement à son amie la comtesse de Senft en lui apprenant en même temps que le duc d’Orléans va recevoir la couronne. « Le plus grand nombre, dit-il, préféreraient une république franchement déclarée, et je suis de ceux-là. Mais j’espère que la royauté sera purement nominative (6 août 1830). » C’était une illusion de croire que la république avait pour elle la majorité de l’opinion ; c’était une autre illusion de croire que la royauté serait purement nominative. Mais ce passage nous montre que Lamennais n’a pas attendu les Paroles d’un croyant pour être républicain : ce ne fut pas la conséquence extrême et déréglée de sa rupture avec Rome, ce fut la conséquence logique de ses opinions. Désabusé d’une royauté qui avait pour elle une longue et respectable tradition, et qui, malgré sa faiblesse, était encore une royauté chrétienne, il ne pouvait guère sympathiser avec une demi-royauté, dont le premier acte devait être d’abolir la religion d’état, et qui, préoccupée de se conserver, devait accorder la liberté d’une main parcimonieuse. Ne reposant ni sur la souveraineté du peuple, ni sur le droit divin, la quasi-légitimité portait en elle-même une cause radicale de faiblesse, et elle ne pouvait séduire Lamennais par aucun côté. C’était cependant une erreur grave de croire qu’un pouvoir quelconque, auquel on donne le prestige de la royauté, puisse se résigner volontairement à n’être que nominatif. Peut-être une royauté qui se fût contentée de régner sans gouverner, ou plutôt qui eût affecté le rôle d’arbitre entre les partis, au lieu de se mettre à la tête d’un parti, aurait-elle eu plus de chances de durée. Mais pour se décider à cette conception, il fallait les lumières d’une expérience. que l’on n’avait pas encore.

Tout ce que nous venons d’exposer est antérieur au journal l’Avenir, et même à la révolution de Juillet ; et, cependant, toute la doctrine de l’Avenir y est contenue en principe. Ce ne fut donc pas le contre-coup brusque d’une révolution inattendue qui porta Lamennais jusqu’au catholicisme libéral : il y arriva graduellement, naturellement et sans soubresaut. L’étonnement, mêlé de défiance, que cette évolution produisit dans le public, s’explique par ce fait qu’on n’avait pas été attentif à ces changemens. On avait toujours devant les yeux un abbé de Lamennais ultra et théocrate ; on ne pouvait croire à son libéralisme ; on n’y voyait qu’un jeu pour ressaisir sous cette forme nouvelle le pouvoir de l’église. On vit bientôt que ce n’était pas un jeu ; car Lamennais sacrifia à cette nouvelle croyance sa vie, son état ecclésiastique, sa foi, son âme entière. Ses plus grands ennemis, les plus opposés à ses nouvelles