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qu’il commençait à devenir trop loquace, ou bien devina-t-il que je l’écoutais avec un intérêt grandissant? Je ne sais, toujours est-il que sa bouche se referma brusquement, laissant échapper une exclamation longue et étouffée.

Ce fut l’unique fois où il s’abandonna.

Je brûlais néanmoins de l’interroger davantage; mais, prévoyant mes questions, il les détourna adroitement en rappelant à lui son chien qu’il flatta de la main et auquel il glissa tout bas :

— Va, petit chien!.. va dire des injures au bon Dieu !..

Obéissant, l’animal bondit dans la cour, et longtemps il lança vers le ciel ses aboiemens agressifs.

Chaque fois que le déporté donnait à son chien cet ordre singulier, on pouvait être certain qu’il n’ouvrirait plus la bouche de la journée à son propre sujet. Il affectait même de ne plus s’occuper que de son petit compagnon ; mais il le faisait de tout cœur et parlait alors de lui avec force détails.

Ce chien, à proprement parler, ne se distinguait par rien de fort extraordinaire. Il différait cependant complètement de ses confrères de Yakoutz, en cela que, choyé particulièrement et gratifié d’un maître et d’un logis, il n’avait pas de nom, et ne répondait qu’à celui de chien, ou plus souvent de petit chien.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné de nom? demandai-je à Kowalski.

— A quoi bon? dit-il. Si les hommes n’avaient pas inventé ces désignations particulières, et s’ils s’étaient appelés tout bonnement « hommes, » peut-être se souviendraient-ils mieux des devoirs qui incombent aux humains dans la vie.

En conséquence, son chien ne portait pas de nom.

C’était une petite bête extrêmement svelte et chétive, et n’approchant guère de la forte structure musculaire des molosses à longue et épaisse crinière de Yakoutz. Son poil était court et luisant comme un duvet de soie. Il menait une vie très solitaire, mais la raison en était son extrême petitesse : les quelques expériences qu’il avait faites à ses dépens, en se mêlant à la vie publique de la race canine, avaient tourné tout à fait à son désavantage ; il revenait toujours de ces malencontreuses excursions si mordu, si déchiré, qu’après quelques infructueux essais, il s’était entièrement abstenu de rechercher la société de ses semblables, et ne quitta plus la cour de son maître. Cette solitude avait fini par lui donner beaucoup plus de sérieux qu’on eût pu en attendre d’un petit animal d’allure aussi vive; mais sa gravité avait un caractère particulier, elle n’était point paisible comme chez ces gros dogues maussades, épais et lourds; dans ses prunelles intelligentes de chien, on lisait une