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Je connaissais tous les déportés polonais établis à Yakoutz, mais jamais je n’avais entendu parler de Kowalski.

— Comment!.. le menuisier? insista-t-il.

Aucun menuisier ne m’était connu.

— A-t-il quelques relations en ville? Qui connaît-il? demandai-je.

— Oh ! c’est un si grand original ! Tout le monde le connaît, mais il ne va chez personne!.. Et puis, comment pourrait-il marcher, puisqu’il a eu les pieds gelés, que tous ses doigts sont tombés, et que ses pieds ressemblent plutôt à deux bûches de bois qu’à des membres humains?.. Oh ! il y a des momens où il souffre dur, allez!.. C’est à peine, alors, s’il peut se traîner dans son izba.

— Comment vit-il ?

— Un peu de sa menuiserie. Il a un bel établi et des outils de toute sorte; mais,.. quand il ne peut pas se tenir debout,.. son métier doit chômer nécessairement... Dans ce cas-là, il aime bien qu’on vienne lui commander une brosse, car il en fait, et de très jolies; pour les chambres, pour les habits. Seulement, ici, il n’y a pas tant de chambres à balayer,.. et pour les habits, bien peu de gens pensent à les nettoyer. En ce moment, tenez, le pauvre homme est de nouveau malade!..

— Ne sais-tu pas d’où il vient? S’il est ici depuis longtemps?..

— Oh!.. depuis longtemps, longtemps, encore bien avant que tous les nôtres soient arrivés... Mais on voit bien que vous ne le connaissez pas, monsieur, car vous ne demanderiez pas d’où il vient et qui il est... Voyez-vous, ce n’est pas seulement devant moi qu’il se cache, mais devant tout le monde, même les prêtres qui viennent d’Irkoutz. Quand on le questionne, il répond toujours la même chose : «Dieu me connaît, il sait d’où je viens ; mais si je vous le disais... en seriez-vous plus avancé? »

On n’a jamais pu en tirer davantage.

En quittant le Mazovien, je m’informai exactement de l’adresse de Kowalski ; je ne sais pourquoi, l’image de cet homme, si avide de dérober à tout être vivant le secret de son nom et de son existence, se mêlait dans ma pensée à celle de ce malheureux Bilak, qui fuyait la vue de ses semblables. Je sentais entre ces deux hommes des affinités mystérieuses. Je me disais que, sur cette terre, tout se répète, tout se renouvelle, tout n’est qu’un éternel recommencement, et qu’il était possible qu’une souffrance aussi poignante que celle de Bilak, souffrance qui n’avait pu s’éteindre que dans la mort, avait soudain revécu ici, tout près de moi, différente d’aspect, peut-être, mais dont l’acuité était au moins aussi aiguë, aussi intense.

A dater de ce moment, je dirigeai souvent mes pas du côté de