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avons aussi la nôtre, en dépit du caractère niveleur de nos institutions. Elle a pour armoiries des marques de fabriques et pour blason des livres de commerce. C’est l’aristocratie de l’argent ; et ici plus qu’ailleurs l’argent est roi. m Naguère encore la Tribune de Chicago constatait que, sur les soixante-seize sénateurs de l’Union, vingt étaient des millionnaires en dollars. « Les uns sont sénateurs parce qu’ils sont riches ; d’autres sent riches parce qu’ils sont sénateurs, » dit malignement M. Bryce[1].

On sait de quel poids les syndicats financiers pèsent sur les décisions des législateurs et sur les opinions de la presse. Trop souvent aussi la voix du peuple est la voix du dieu dollar. Aux trois ou quatre derniers scrutins présidentiels, les deux partis nationaux se serraient de très près. Le résultat final, comme fréquemment dans les grandes consultations populaires ou même dans les assemblées représentatives, se trouvait aux mains du groupe flottant des votans les moins convaincus et les moins éclairés. Une corruption restreinte suffit en pareil cas à produire les plus importantes conséquences. Aussi le sort du pays pour quatre ans a-t-il tenu aux votes de quelques milliers ou de quelques centaines d’électeurs indécis, dont les convictions ne se fixaient qu’à l’aide d’argumens monnayés. Aux élections récentes de novembre 1888, le principal marché des votes se tenait dans les états d’Indiana et de New-York, qui devaient décider du succès. Les suffrages s’y achetaient publiquement par lots de cinq, à prix débattus ; la cote officielle de la vénalité électorale variait entre 25 et 500 francs[2]. On assure que chaque scrutin quadriennal coûte un demi-milliard. Pour couvrir d’aussi énormes dépenses et alimenter le « fonds de corruption, » suivant le terme consacré, les souscriptions individuelles affluent ; on en cire qui atteignent le million. Naturellement ce ne sont là que des avances, dont se rembourseront largement les capitalistes du parti vainqueur dans ces enchères du pouvoir. Les plus gros souscripteurs, syndiqués sous le nom modeste de comité d’avis (advisory committee) se flattent de faire entrer au moins un des leurs dans le cabinet du président et d’inspirer sa politique.

Les abus de ce que les Américains se complaisent à appeler la ploutocratie républicaine ont surexcité les colères et les convoitises que la richesse éveille forcément autour d’elle. D’ailleurs, les ambitieux qui ont encore leur fortune à faire ne manquent pas d’exploiter le contraste entre les rudes labeurs de l’indigence et les jouissances matérielles du luxe, entre l’incertitude du lendemain

  1. James Bryce, the American Commonwealth, t. I, p. 158. London, 1888.
  2. The Nation, de New-York, du 6 décembre 1888.