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du monde. Plusieurs atteignent 80 ou 100 millions de francs et au-delà. Deux au moins dépassent sensiblement le milliard. Les millionnaires au dollar ou à la livre sterling se coudoient dans les principaux centres d’affaires[1]. Les fortunes territoriales ne le cèdent guère à celles qui proviennent du commerce ou de l’industrie ; l’avenir, assure-t-on, multipliera le nombre des unes et des autres.

En tant que créateurs et condensateurs des capitaux indispensables pour commanditer et mener à bien les grands travaux et les vastes entreprises modernes, ces riches citoyens rendent service à leur patrie. Il est naturel d’ailleurs que d’énormes fortunes aient jailli spontanément du sol dans un pays neuf, en voie de développement fiévreux, alors que les cités florissantes surgissaient soudain du milieu de solitudes jusque-là sans valeur, et que les chemins de fer, traversant des déserts fertiles, centuplaient le prix des terres, et favorisaient les spéculations les plus fructueuses. Maintes opérations gigantesques, agricoles, industrielles ou commerciales, procurèrent aussi tout d’abord des bénéfices extraordinaires. Mais, par un effet non moins inévitable, les ouvriers s’entassaient dans les villes, et le paupérisme y grandissait à mesure que s’y concentraient les trésors. Nous sommes loin de l’époque où, interrogé sur l’esprit des classes ouvrières aux États-Unis, un chef socialiste répondait : « Leur prospérité est décourageante ; il n’y a rien à faire ici pour nous. » Aujourd’hui, malgré le bénéfice de l’égalité politique absolue, le franc jeu de la liberté, dans la plus démocratique et la meilleure des républiques, a produit la plus brutale antithèse entre la démocratie saturée d’or et la démocratie affamée.

C’est un lieu-commun fort usé que de disserter sur l’amour des richesses, péché mignon des races vouées au commerce ; et les Anglo-Saxons se piquent d’être les premiers commerçans du monde. Mais, dans les gouvernemens populaires, où les supériorités sociales portent ombrage et sont annulées, la puissance financière, restée seule debout par la nécessité des choses, se trouve maîtresse absolue. Elle peut alors présenter des inconvéniens graves, comme toutes les grandes forces sans contre-poids. Rien ne l’empêche en effet selon ses intérêts et ses calculs, d’exercer le pouvoir, de le dominer ou de le corrompre.

Aussi les Américains signalent-ils le péril du mammonisme’, c’est-à-dire du culte fanatique consacré au dieu Mammon, au veau d’or, devenu mastodonte chez eux, où tout prend des proportions énormes. « Chaque pays a son aristocratie, dit M. Strong ; nous

  1. Voir à ce sujet les curieux détails donnés par M. de Varigny, les Grandes Fortunes aux États-Unis. Revue du 1er  mai 1888.