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aux États-Unis dans cent ans? A quel idiome barbare aboutira la confusion des langues de cette Babel moderne? La poésie même s’en mêle et, sous le nom d’Ella W. W., la Muse inhospitalière fait entendre à ce sujet les accens de sa lyre revêche dans une longue pièce de vers dont l’aigreur cadencée ne saurait être rendue par une traduction insuffisante.

« Trop longtemps pour le bien de tes enfans, Colombia, ton cœur large et tendre a partagé les splendeurs de ton pays (home) avec tous ceux qui voulaient y entrer. Trop longtemps, tes loyaux yeux bleus et ton sourire ont illuminé tes portes grandes ouvertes, et invité le mendiant exotique à puiser à pleines mains dans tes trésors. Les orgueilleuses nations sœurs, dont tu aides à nourrir les affamés, t’expédient leur rebut, leurs noires brebis galeuses et leurs révoltés. Si sordides et ignorans qu’ils soient, tu les accueilles tous ; et nous, tes enfans, nous sommes éloignés de tes genoux et de ton sein. Ce sont eux qui nous gouvernent par les lois que leur nombre vote, et nous sommes esclaves sur la terre des hommes libres... Colombia, ces intrus nés au-delà de l’Océan nous enlèveront-ils le fruit de notre labeur? Nos cœurs se gonflent de colère et de jalousie... Écoute enfin notre voix. Ferme-leur impitoyablement tes portes. Réserve tes faveurs à tes seuls enfans[1]. »

C’est-à-dire, en simple prose française, que, malgré tous les avantages naturels, la lutte pour l’existence devient déjà presque aussi rude et acharnée aux États-Unis qu’ailleurs. Le travail national prétend se faire protéger sous toutes les formes; l’indigence est un produit d’Europe, il faut l’exclure comme les autres. A chacun ses pauvres!

Les patrons veulent conserver le monopole du marché intérieur. Les ouvriers entendent garder le monopole de la main-d’œuvre, et refusent d’admettre les concurrens étrangers. De là ces lois prohibitives pour supprimer ou enrayer l’introduction non-seulement des Chinois, mais des Italiens, des Hongrois, des Scandinaves, et cette inspection minutieuse infligée aux nouveaux-venus, qui sont rembarques parfois sous de singuliers prétextes. On exige d’eux, pour les laisser s’établir définitivement, la justification d’un pécule. On leur impose l’épreuve d’un examen élémentaire de lecture et d’écriture, sorte de baccalauréat d’immigration. Avant tout, on réclame l’assurance formelle qu’ils ne sont

  1. The North American Review, février 1888.