Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

totale de 800,000 têtes environ, comme en 1882 par exemple[1], voilà déjà une valeur productive représentant 3 milliards 1/2 de francs au bas mot. Ajoutez seulement 1 milliard 1/2 pour le reste, vieillards, femmes, enfans, à 5,000 francs l’un en moyenne, sans oublier le petit pécule personnel de chaque arrivant (625 francs)[2], c’est un apport gratuit de forces vives et d’argent évalué en tout à plus de 5 milliards 1/2 pour une seule année.

Mieux encore : les Américains firent coup double. Ils inventèrent et vendirent en Europe des machines dont chacune, exécutant le travail de 100 ouvriers, en réduisait 95 au chômage ou à la misère, et les obligeait indirectement à s’expatrier avec leur famille et leur avoir. Ainsi le Nouveau-Monde exportait la pauvreté dans l’ancien pour en importer la richesse sous la forme palpable de forces musculaires et de monnaie métallique s’ajoutant aux bénéfices mercantiles. Cette façon ingénieuse et neuve de faire pencher de son côté la balance du commerce fut longtemps lucrative. Le capital humain de l’immigration produisait de gros revenus. D’immenses étendues de terres incultes se couvraient de riches moissons. Des cités florissantes s’élevaient comme à la baguette jusque dans les solitudes du Far-West. Les canaux se creusaient, les chemins de fer sillonnaient le pays en tous sens; les industries se multipliaient à vue d’œil, créant d’abondantes sources de prospérité ; l’exploitation active des mines répandait l’or à foison. C’était merveille.

Mais ce brillant tableau n’est pas sans ombres inquiétantes, et l’Amérique enrichie commence à trouver qu’elle a trop de parens pauvres. Les frères malheureux d’Europe ne sont plus que des hordes de déclassés, de mendians et de vauriens; ils arrivent le cœur rempli de haine contre la propriété, l’esprit et la conscience pervertis par les instincts anarchiques et sauvages qui fermentent dans les cloaques des sociétés en décrépitude. Quant aux Chinois, si utiles et si recherchés aux débuts difficiles de la Californie, ils sont dénoncés comme un fléau public. Hier encore, enfans laborieux et sobres d’une race inférieure, qu’il fallait relever, disait-on, en l’initiant aux idées supérieures de la démocratie libérale ; aujourd’hui, païens incorrigibles et imbus de tous les vices. La noble civilisation du Christ est mise en péril par les sectateurs dégénérés de Confucius, qui travaillent à moitié prix et font baisser le taux des salaires. La présence de tous ces intrus malfaisans trouble la pureté de l’atmosphère

  1. Pendant la période précédente, de 1870 à 1880, la moyenne des immigrans n’était que de 280,000 environ. On assure que, dans ce dernières années, le chiffre de l’immigration ne s’éloigne guère d’un million.
  2. Selon d’autres, la moyenne du pécule apporté par l’immigrant ne serait que de 455 francs. Toute supputation exacte est impossible.