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matelots et leurs capitaines ; aux régisseurs de ses quarante-cinq plantations; et finalement à tous ses esclaves, dont le nombre s’élevait à plus de 6,000 ou 8,000. Naturellement, les cadeaux étaient proportionnés au rang des destinataires ; les esclaves, par exemple, recevaient des étoffes communes. » N’est-ce pas merveilleux? Peut-on se lasser d’admirer l’intelligence, l’ordre et la prévoyance du patriarche qui se procurait des étrennes variées pour 15,000 personnes en échangeant des dents d’éléphant, des clous de girofle, de la gomme de copal et des graines de sésame? « — Preuve que notre père était un fameux homme d’affaire, » — ajoute sa fille avec un juste orgueil. Fameux homme en effet !

D’un bout de l’année à l’autre, son indulgence faisait à ses harems une vie douce et peu recluse. Après le déjeuner de famille, il descendait donner ses audiences dans la grande salle du rez-de-chaussée. Les fenêtres du palais se peuplaient aussitôt de têtes de femmes, qui regardaient arriver les hommes et guettaient les signes d’intelligence « visibles pour elles seules. » Les masques et les jalousies ne sont que vanité, quand une femme veut être vue. L’histoire suivante en fait loi.

La foule des hommes massés devant le palais remarqua un jour un jeune chef de l’Oman, qui se tenait debout dans l’attitude extatique que les peintres prêtent aux martyrs. Sa main portait une lance renversée, dont le fer traversait son pied, et son visage levé vers le ciel exprimait la béatitude. La divinité qu’il adorait était toute terrestre. C’était Chole, qui regardait par une fenêtre, et dont l’éblouissante beauté l’avait éperdu. On dut l’avertir qu’il était blessé. Il avait donc vu, et bien vu.

Deux ou trois heures s’écoulaient ainsi à faire des remarques sur les passans, et c’était passionnant. Rien n’a pu rendre à l’exilée ces séances savoureuses. La princesse Salmé a connu bien des docteurs allemands. Leur entretien était un désert aride auprès des « conversations souverainement amusantes et fécondes » des fenêtres de Bet-il-Sahel. Les Occidentaux se figurent à tort qu’une Orientale perd son temps dans une oisiveté insipide. Leur erreur est née de ce que notre monde de philistins ne sait plus la différence entre les nobles loisirs d’une aristocratie et la coupable fainéantise de la plèbe. Il y a d’autres occupations sur la terre, plus intéressantes et plus raffinées que les sordides travaux de la ménagère allemande. La princesse Salmé est excédée de s’entendre demander par les Berlinoises ou les Hambourgeoises « comment les gens peuvent exister, dans son pays, sans rien faire?» Cette question prouve que l’Allemagne du Nord, malgré ses prétentions et ses hobereaux, a complètement perdu l’intelligence de la vie aristocratique.