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mécontentemens d’un harem ne sont pas à mépriser. Les complots prennent naissance, derrière ses fenêtres grillées, ailleurs que dans les tragédies ; on en verra un exemple au cours de ce récit.

Le vieux sultan aurait déjà eu fort à faire s’il s’était borné à distribuer en gros et au hasard le nécessaire et le superflu à toutes ces femmes, mais les sarari et leurs filles ne le tenaient pas quitte à si bon marché. Elles comptaient sur lui pour procurer l’étoffe nouvelle, la nuance à la mode, l’objet étrange, et peut-être fabuleux, rêvé par une imagination d’Abyssine. Cet homme extraordinaire venait à bout d’accomplir le miracle. Chaque année, une flotte partait de Zanzibar, chargée de produits africains. Dès que les navires avaient gagné la pleine mer, ils orientaient leurs voiles vers les points les plus divers de l’horizon. Les uns gagnaient Marseille ou l’Angleterre, les autres le Golfe-Persique, les ports de l’Inde et de la Chine. Chaque capitaine emportait une liste minutieuse de commissions, où toutes les fantaisies s’étaient donné carrière et qu’il devait exécuter avec l’argent de sa cargaison. Malheur à celui qui ne savait pas trouver l’introuvable !

Le retour de la flotte était l’événement mémorable de l’année. C’était l’heure des grandes convoitises, des rivalités sans merci et des jalousies amères. Dès que les navires étaient rentrés au port et déchargés, les eunuques assortissaient les lots sous la direction des filles aînées du sultan. La princesse du conte de fées, condamnée à démêler une chambrée d’écheveaux de fil, n’avait pas une tâche plus immense. On en jugera par un chiffre. Une Arabe de qualité consomme annuellement pour 500 dollars de parfumerie. On se fatiguerait à calculer ce qu’une pareille somme, multipliée par les bibi, les sarari et les kibibi de la famille impériale, représentait de petits pots, de flacons et de sachets, d’essences, de poudres, d’huiles et de pommades, à l’ambre, au musc, au benjoin, au basilic, au jasmin, au géranium, à la rose, à la verveine, au réséda, à la vanille, à la lavande, et c’était cette provision qu’il s’agissait de partager sans léser ni favoriser personne. Venaient ensuite les étoffes, qui se distribuaient par pièces ; les dentelles et tout ce qu’une femme peut inventer de coudre sur ses vêtemens pour les embellir; les bijoux et les mille colifichets qui donnent à une Arabe parée l’aspect d’une madone de Naples ou de Séville en costume de fête; les joujoux des enfans, les bibelots, les riens singuliers chers à la fantaisie orientale, les objets utiles commandés par les personnes prévoyantes; l’argent destiné aux menues dépenses : cadeaux, aumônes, honoraires de la diseuse de bonne aventure, de la sorcière, des voyans et des voyantes, du magicien qui conjure les maladies et de la magicienne qui exorcise les possédés.