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nous éclairer sur les sentimens d’un père qui a compté ses enfans par centaines, et j’ai vu que le cœur du juste est un océan de tendresse. Le vieux sultan s’était réjoui à un nombre singulier de naissances. La petite vérole, la phtisie, le choléra et le typhus avaient fauché sans relâche dans ses palais, de sorte qu’à sa mort il ne laissa que dix-huit fils et autant de filles, faibles débris d’une famille fabuleuse dont la nature ne se hâtait plus assez, sur la fin, de réparer les pertes rapides. Tant de joies et tant de deuils auraient émoussé par l’accoutumance une sensibilité sans profondeur. La sienne résista à tant d’assauts, et sa fille rapporte avec attendrissement l’avoir vu pleurer et prier au chevet d’un fils malade, lui très vieux et ayant encore « plus de quarante enfans. »

Il semble vraiment qu’il les connaissait tous. On a déjà vu qu’il inspectait leur toilette. Il veillait à ce qu’ils allassent à l’école, et recommandait de sa propre bouche à la maîtresse de ne pas leur ménager les coups de bâton. Il emmenait les garçons à la promenade, et faisait fouetter les maîtres d’équitation dont les élèves avaient commis quelque faute. C’était juste et sage, puisque les maîtres avaient carte blanche pour punir leurs élèves : — « Mon père posait en principe qu’en dépit de leurs instructions, ils avaient été trop indulgens envers les princes. » On lui amenait les polissons pris en faute, et il les semonçait. Un frère «(très arrogant » avait lancé une flèche à la petite Salmé et l’avait blessée au flanc. Mon père me dit : « Salmé, va, et appelle-moi Hamdân. » j’étais à peine entrée avec mon frère, que celui-ci entendit des paroles effroyables, dont il dut se souvenir longtemps. » — Il donnait des étrennes à ses enfans, des dots quand le temps était venu, et s’astreignait à écouter en leur compagnie, une heure et demie par jour, le grand orgue de Barbarie et les boîtes à musique. Combien de parens chrétiens n’en font pas davantage sans avoir les mêmes excuses. Combien se contentent de faire la police extérieure des âmes dont ils ont la charge, et ne se sont jamais enquis d’une seule des pensées de leur enfant, d’un seul de ses désirs et de ses secrets tourmens.

La part de l’instruction était à peu près nulle dans ces éducations, et son importance était pourtant extrême. A défaut de science, elle inculquait la méthode ; elle donnait des habitudes d’esprit que rien ne pouvait plus détruire. Détail frappant dans un pays d’aristocratie : les études étaient les mêmes pour le successeur éventuel du souverain et pour l’esclave que son maître jugeait profitable de dégrossir. Il n’y avait qu’une seule école pour tous, et une seule classe, étrangement mêlée et plus étrangement tenue, installée dans une des galeries ouvertes du palais. Les oiseaux de