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un temps qui lui fût propice. C’est cent cinquante ans plus tôt, entre Spenser et Milton, qu’il aurait dû naître, ou quatre-vingts ans plus tard. Cette renaissance dont il rêva d’écrire l’histoire, voilà l’époque qui eût été vraiment congénitale à ses aptitudes poétiques. Tout petit qu’il est, son bagage poétique suffit à nous montrer qu’il n’est presque pas de poète de l’Élisabethan Era avec qui on ne puisse l’associer. Ce fin sentiment qu’il avait de l’allégorie, par exemple, s’il eût vécu au temps de Spenser, au lieu de s’exprimer par de courtes odes, aurait pu aisément s’épanouir en belles visions. Ce qui est encore plus sûr, c’est que nous pouvons sans invraisemblance le supposer collaborant avec Fletcher pour la Fidèle bergère, ou écrivant des sonnets ou des chansons pour l’Arcadie de sir Philippe Sidney. Et les fées anglaises ne compteraient-elles pas un poétique annaliste de plus s’il eût été contemporain de Shakspeare, de Ben Jonson, de Michel Drayton? Ses défauts n’auraient pas moins trouvé satisfaction que ses qualités à cette époque. Son ode sur le Caractère poétique ne prouve-t-elle pas, en effet, qu’il aurait pu rivaliser avec George Chapman de platonicisme obscur et d’élévation nuageuse? Ou bien supposez-le vivant dans la première partie de notre siècle, et voyez comme il aura aisément sa place marquée dans ce grand renouvellement poétique qui eut lieu alors. Ses facultés auraient pris tout leur développement dans l’air libre et puissant qui souffla sur les contemporains de la révolution française et des guerres napoléoniennes, et il aurait cultivé le poème exotique aux côtés de Southey ou de Moore, le poème légendaire, aux côtés de Coleridge, la poésie intime et minutieusement symbolique, aux côtés de Wordsworth, ou bien il aurait tiré avec Scott d’admirables effets de terreur et de tendresse des superstitions du passé, car il n’est aucun de ces genres de poésie dont on ne trouve en lui le germe très net, et le microscope critique qui l’y découvre n’a même pas besoin d’être très grossissant. Mais s’il y eut jamais une époque défavorable à un génie poétique de la nature du sien, ce fut bien celle où il vécut, et très particulièrement le court moment où est comprise sa carrière, 1740-1750. Nous essaierons dans un instant de marquer le caractère de cette époque ; bornons-nous à dire qu’elle ne lui offrait aucun appui et le laissait livré à ses seules ressources. Tout n’était pas inquiétude maladive dans cette inconstance de désir qui le portait successivement vers tous les genres littéraires : c’est qu’il sentait bien qu’il n’était soutenu par aucun grand courant général, et qu’il manquait décadrés acceptés où son inspiration pût aisément se couler, comme en avaient eu ses heureux prédécesseurs. Il lui fallait tout tirer de lui-même, comme le ver à soie. De là cet air d’isolement qui le distingue, un je ne sais quoi de difficile et de laborieux dans