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domaine pour d’autres mieux favorisés par les circonstances. Ce fut là le cas de Collins. Ces plans, il les élaborait en compagnie de deux de ses camarades d’université, les deux frères Warton, Joseph, encore cité aujourd’hui pour son Essai sur Pope, dont leur père avait été l’ami, et Thomas, le premier en date des historiens littéraires de son pays qui ait eu le sentiment du moyen âge et soit remonté aux origines de la poésie anglaise. Nous surprenons bien dans les vers des deux frères, mais plus particulièrement dans ceux de Joseph, l’influence des idées poétiques de Collins et les traces de sa manière ; et pourquoi alors Thomas n’aurait-il pas bénéficié dans une certaine mesure des conversations de son camarade sur des sujets qui leur étaient chers à l’un et à l’autre? Et il put en bénéficier longuement et tout à loisir, l’amitié des deux frères étant restée fidèle au poète jusqu’à la fin. La chose est d’autant plus probable que Samuel Johnson, qui n’avait pas, comme Warton, connu Collins dès l’origine et qui ne le fréquenta qu’un très court moment de sa vie, a été lui-même frappé de ses conversations et le jugeait suffisamment armé pour l’entreprise qu’il méditait. « Je l’ai entendu, dit-il, parler avec une grande tendresse de Léon X et avec un vif ressentiment de l’absence de goût de son successeur... C’était un homme d’une vaste littérature et de facultés vigoureuses. Il était versé non-seulement dans la connaissance des langues classiques, mais dans celle des langues italienne, française et espagnole. » Tenons donc pour assuré que, dans les travaux de Thomas Warton, il est entré quelque chose des idées que le pauvre Collins ne put mettre à exécution.

Il fallait vivre cependant, en attendant la réalisation de ces espérances littéraires fondées sur les brouillards de la Tamise. Collins avait eu bientôt fait de dépenser le petit héritage qu’il tenait de sa mère; après quoi il se vit contraint de se nourrir quelque peu de vache enragée, selon l’expression populaire consacrée qui peint à merveille l’insalubrité tant morale que matérielle propre à certains dénûmens. C’est dans ces circonstances qu’il fit la connaissance de Samuel Johnson, qui, lui aussi, était encore à se débattre avec les longues misères de sa jeunesse besogneuse. C’était l’époque où Malone nous l’a représenté n’osant s’asseoir à la table de son éditeur Cave, par honte de ses habits déguenillés, et mangeant derrière un paravent sa part du dîner auquel il avait été convié. Il était déjà pourtant célèbre, et il venait justement de publier la vie de Richard Savage, la plus amusante des œuvres sorties de sa plume, véritable roman d’aventures écrit sous la dictée du héros même, et où il avait accepté avec la crédulité de l’amitié tout ce que ce louche Rodomont de Bohême s’était plu à lui raconter. C’est un trait qui