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contrastes, esprit viril dans le corps le plus charmant, courtisane sans vergogne, avec des goûts et même des sentimens délicats, secourable à beaucoup, et ruinant sans scrupule plusieurs générations d’une même famille, la plus volage des maîtresses et le plus sûr des amis. Mais les grâces de Ninon ne furent pas plus puissantes que la hardiesse de Marie de Bretagne, la coquetterie de Neuillant, ou les résistances calculées de Louise de Prie. Personne ne prit la place de Mlle du Vigean ; celles qui, sans rallumer ce feu éteint pour toujours, sans ranimer la flamme de cette « passion, la plus respectueuse et la plus polie du monde[1], » pouvaient encore attirer ce « héros de roman[2], » lui inspirer un sentiment plus vif qu’un goût passager, le fixer peut-être, Mlle de Nevers et Mlle de Boutteville, venaient toutes deux de perdre la liberté que l’entrée de Marthe aux Carmélites rendait à ce cœur généreux.

À voir l’image de Louise-Marie de Gonzague-Clèves, princesse de Mantoue et de Nevers, on ne comprend pas tout d’abord le charme qu’elle a exercé : le port est majestueux, la tête régulière, intelligente, le regard impérieux, presque dur ; tous les traits accentués du courage, de la volonté, de la force, mais sans ce vernis de grâce qui donne comme un air de famille aux portraits des femmes du XVIIe siècle. C’est qu’aussi elle tient de deux races violentes qui ne connurent guère de frein, sauvages aventuriers du Nord, tyrans raffinés de l’Italie[3]. Plus de père ; au-delà des monts, le neveu, chef de la famille, dispute Mantoue à l’Espagnol, au Savoyard ; en France, Marie gouverne le duché de Nevers, y est traitée en souveraine ; elle seule doit régner, vivre dans le monde ; à ses sœurs le cloître, c’est leur lot ; elle les y retient avec une sévérité inflexible.

La mort soustrait Bénédicte[4] à cette tyrannie ; Anne se révolte,

  1. Divers portraits : le prince de Condé, par Mademoiselle, 1659.
  2. Ibid.
  3. Le connétable de Bourbon, tué à l’assaut de Rome, était fils de Claire de Gonzague, et neveu de Frédéric, marquis de Mantoue. Les Gonzague régnaient dans leur patrie depuis 1328 ; au bout de deux cents ans, ils quittèrent ce titre de marquis de Mantoue, que Cervantes a illustré, pour prendre celui de duc. — La grand’mère de la princesse Marie, Henriette de Clèves, était de la maison de La Marck, et petite-nièce du « sanglier des Ardennes. » — C’est cette même Henriette, nièce du premier prince de Condé et belle-sœur du second (voir t. I, p. 21, 4G à 5-4 ; II, 68 à 107), qui porta le duché de Nevers à son mari, Louis de Gonzague. Leur fils, Charles Ier, devint duc de Mantoue par la mort de ses cousins (1627), eut grand’peine à faire reconnaître ses droits, et les transmit (1637), encore contestés, à son petit-fils Charles III, qui réside dans ses états d’Italie. Louise-Marie, fille aînée de Charles Ier et tante du duc régnant de Mantoue, née vers 1612, appelée d’abord Mlle de Nevers, et plus habituellement ensuite la princesse Marie, se fixe à Nevers et administre la province.
  4. Morte en religion à l’âge de vingt ans (1637). Elle était abbesse d’Avenay, grand monastère de Bénédictines, à quatre lieues de Reims.