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porté la balle, il a acquis de l’usage d’une manière étonnante; il est poli et il a une certaine aisance qui le rend supérieur, comme homme du monde, à ceux de ses compatriotes que j’ai vus jusqu’ici. » Aussi n’est-ce pas sans regret qu’il le voit battu par M. Harrison.


Le parti opposé à Van Buren, n’osant pas produire les hommes distingués qu’il compte dans son sein, et dont les talens offusquent les démocrates, a tiré le général Harrison de son obscurité pour en faire un candidat à la présidence, et, à dater de ce jour-là, il est devenu un grand personnage, et ses faits et gestes sont regardés comme importans, — américainement parlant. — Ainsi il a dit qu’il estimait plus son log cabin, — maison construite avec des troncs d’arbres, — que les palais des rois, et le log cabin est devenu l’emblème du parti; on en peint sur tous les drapeaux; partout il sert d’enseignes; on a été jusqu’à en construire un au milieu de Washington ; c’est là que, depuis six mois, se réunissent les partisans du nouveau président et qu’on braille discours et chansons. Il a dit aussi qu’il ne buvait que du hard cider (gros cidre), et non les foreign wines de l’aristocratie; depuis lors, il n’est pas convenable de s’enivrer autrement qu’avec du gros cidre, et on a vanté cette boisson en prose et en vers. Il a encore dit que son log cabin n’avait pas de serrure... Vous dire ce que toutes les pauvretés que je viens de vous citer ont, depuis un an, inspiré de stupidités, serait impossible. Je n’ai rien vu, rien lu, rien entendu, où le log cabin, le hard cider ne fussent cités; les modes sont à la Tippecanoe[1], et les Américains tiennent à honneur de placer sur leur dos ou leur tête un objet ayant pour patron l’illustre vainqueur. Enfin, grâce à toutes ces choses extrêmement risibles, ce général oublié hier est élu aujourd’hui, et, précisément à cause de sa médiocrité qu’on juge inoffensive, il va occuper la première position et gouverner le pays pendant quatre ans.


M. de Bacourt est un charmant railleur, qui a vu les hommes d’état américains de très près, de trop près pour les apprécier avec bienveillance; leurs coutumes, leurs façons de vivre choquaient trop ses goûts aristocratiques pour qu’il leur rendît bonne justice. Il les déshabille très irrévérencieusement dans des lettres qui n’étaient point destinées à la publicité, et sa plume fait défiler sous

  1. «... Son grand exploit est une victoire remportée sur les Indiens dans un endroit nommé Tippecanoe; il perdit 150 hommes et en tua 200 aux ennemis. C’est de là que vient à ce vainqueur le brillant surnom de héros de Tippecanoe! c’est le titre de toutes les chansons, de tous les morceaux de prose et de vers qu’on fait à foison, depuis un an, en son honneur. »