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le couvrant de brochures que personne ne lit, en ouvrant des écoles qui restent désertes, et en cherchant des prosélytes qu’ils ne trouvent pas. Cette propagande religieuse, quoique stérile, n’est pas sans préoccuper le gouvernement du khédive et lui causer quelques soucis. Nos ulémas ont moins de tolérance que les missionnaires européens, et le jour où ceux-ci feront trop de bruit aux portes des mosquées, de graves désordres peuvent survenir. » Ainsi s’est exprimé l’un des hommes les plus considérables de l’Egypte.

Il n’est pas un étranger de passage au Caire qui ne soit allé visiter la mosquée d’EI-Hazar, immense édifice quelque peu délabré et siège de la plus célèbre université de théologie musulmane. Les rues qui l’avoisinent sont des enfilades de boutiques en forme d’alcôves, où des relieurs empilent des milliers d’exemplaires du Coran, et devant lesquelles stationnent une multitude d’étudians d’aspect intelligent, à la figure pâle et sérieuse. C’est là que quatre ou cinq mille jeunes gens. Égyptiens, Turcs, Arméniens, Arabes, Persans, Malais, Algériens, Tunisiens, etc., viennent apprendre par cœur les textes du livre sacré sous la direction de vénérables professeurs aux belles barbes blanches et au maintien d’une grande dignité. Tous les élèves de ce séminaire arabe sont instruits gratuitement, et beaucoup d’entre eux, sans ressources, sont nourris aux frais du ministère des cultes. Ils restent là jusqu’au jour où la connaissance des études théologiques les autorise à aller expliquer aux croyans assemblés dans les mosquées le texte de leur livre saint.

Muni d’une carte d’entrée assez facile à se procurer, chaussé d’espadrilles afin de ne pas souiller de mes pieds de mécréant les fines nattes qui recouvrent les dalles sacrées, j’ai passé entre des milliers d’élèves qui, accroupis à la façon arabe, apprenaient le Coran en dodelinant de la tête, lisaient ou écoutaient leurs professeurs sans que j’aie rencontré dans cette multitude de jeunes mahométans un seul regard de haine et de malveillance. Il y a vingt ans, il n’en eût pas été ainsi. En 1860, à l’époque des massacres de Syrie, au moment où j’entrais dans la vieille mosquée d’Amrou, ayant laissé sur le seuil, comme l’usage l’exige, mes chaussures européennes, mon guide me saisit tout à coup par le bras et me pria instamment de ne pas aller plus avant dans l’intérieur. Je lui en demandai la raison, et alors il me montra, au milieu de la mosquée, un mufti entouré d’une centaine de dévots à l’aspect farouche, auxquels, me dit-il, le mufti fanatique prêchait la guerre sainte. Je ne sais par qui la nouvelle de cette prédication parvint aux oreilles du vice-roi, mais, le lendemain, j’appris par le consul de France, — lequel se refusa à signer mon passeport pour Jérusalem