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Le lendemain, on vint lui annoncer qu’une levrette avait trouvé de l’eau. On creusa donc à cet endroit, et on découvrit, à seize mètres sous le sol, la source qui alimente le grand puits coiffé d’une coupole où un chameau tourne, tout le long du jour, la manivelle élévatoire.

Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la découverte, annoncèrent à Sidi-Okba qu’ils avaient aperçu des forêts sur les pentes de montagnes voisines.

Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, partis le matin, rentrèrent au galop, en criant qu’ils venaient de rencontrer des pierres, une armée de pierres en marche, envoyées par Dieu sans aucun doute.

Kairouan, malgré ce miracle, est construite presque entièrement en briques.

Mais voilà que la plaine est devenue un marais de boue jaune où les chevaux glissent, tirent sans avancer, s’épuisent et s’abattent. Ils enfoncent dans cette vase gluante jusqu’aux genoux. Les roues y entrent jusqu’aux moyeux. Le ciel s’est couvert ; la pluie tombe, une pluie fine qui embrume l’horizon. Tantôt le chemin semble meilleur quand on gravit une des sept ondulations appelées les sept collines de Kairouan, tantôt il redevient un épouvantable cloaque lorsqu’on redescend dans l’entre-deux. Soudain la voiture s’arrête ; une des roues de derrière est enrayée par le sable.

Il faut mettre pied à terre et se servir de ses jambes. Nous voici donc sous la pluie, fouettés par un vent furieux, levant à chaque pas une énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, appesantit notre marche jusqu’à la rendre exténuante, plongeant par- fois en des fondrières de boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et faisant vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous vaudra peut-être quelque indulgence après ce monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est le vrai.

On sait que, pour les croyans, sept pèlerinages à Kairouan valent un pèlerinage à La Mecque.

Après un kilomètre ou deux de ce piétinement épuisant, j’entrevois dans la brume, au loin, devant moi, une tour mince et pointue, à peine visible, à peine plus teintée que le brouillard, et dont le sommet se perd dans la nuée. C’est une apparition vague et saisissante qui se précise peu à peu, prend une forme plus nette et devient un grand minaret debout dans le ciel sans qu’on voie rien autre chose, rien autour, rien au-dessous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous allons lentement vers ce phare grisâtre dressé devant nous comme une tour-fantôme qui va tout à l’heure s’effacer, rentrer dans la nappe de brume où elle vient de surgir.