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confus, car ils sont là des milliers, de toute race, de toute forme, de toute plume, depuis le canard au nez plat, jusqu’à la cigogne au long bec. Il y a des armées de flamans et de grues, des flottes de macreuses et de goélands, des régimens de grèbes, de pluviers, de bécassines, de mouettes. Et sous les doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées par la belle nuit, loin de l’homme, qui n’a point de demeure près de leur grand royaume liquide, s’agitent, poussent leurs cris, causent sans doute en leur langue d’oiseaux, emplissent le ciel lumineux de leurs voix perçantes, auxquelles répondent seulement l’aboiement lointain des chiens arabes ou le jappement des chacals.


14 décembre.

Après avoir encore traversé quelques plaines cultivées çà et là par les indigènes, mais demeurées la plupart du temps complètement incultes, bien que très fertilisables, nous découvrons sur la gauche la longue nappe d’eau du lac Triton. On s’en approche peu à peu, et on y croit voir des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt blanches, tantôt noires. Ce sont des peuplades d’oiseaux qui nagent, qui flottent, par masses compactes. Sur les bords, des grues énormes se promènent deux par deux, trois par trois, sur leurs hautes pattes. On en aperçoit d’autres dans la plaine, entre les touffes du maquis que dominent leurs têtes inquiètes.

Ce lac, dont la profondeur atteint 6 ou 8 mètres, a été complètement à sec cet été, après les quinze mois de sécheresse qu’a subis la Tunisie, ce qui ne s’était pas vu de mémoire d’homme. Mais malgré son étendue considérable, en un seul jour il fut rempli à l’automne, car c’est en lui que se ramassent toutes les pluies tombées sur les montagnes du centre. La grande richesse future de ces campagnes tient à ceci, qu’au lieu d’être traversées par des rivières souvent vides, mais au cours précis et qui canalisent l’eau du ciel, comme l’Algérie, elles sont à peine parcourues par des ravines où le moindre barrage suffit pour arrêter les torrens. Or leur niveau étant partout le même, chaque averse tombée sur les monts lointains se répand sur la plaine entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pendant plusieurs heures, un immense marécage, et y dépose, à chacune de ces inondations, une couche nouvelle de limon qui l’engraisse et la fertilise, comme une Égypte qui n’aurait point de Nil.

Nous arrivons maintenant en des landes illimitées, où se répand une lèpre intermittente, une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, pâturant