Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus brillante. Vraiment nous manquons de mots pour faire passer devant les yeux toutes les combinaisons des tons. Notre regard, le regard moderne, sait voir la gamme infinie des nuances, il distingue toutes les unions de couleurs entre elles, toutes les dégradations qu’elles subissent, toutes leurs modifications sous l’influence des voisinages, de la lumière, des ombres, des heures du jour. Et pour dire ces milliers de subtiles colorations, nous avons seulement quelques mots, les mots simples qu’employaient nos pères afin de raconter les rares émotions de leurs yeux naïfs.

Regardons les étoffes nouvelles. Combien de tons inexprimables entre les tons principaux ! Pour les évoquer, on ne peut se servir que de comparaisons qui sont toujours insuffisantes.

Ce que j’ai vu, ce matin-là, en quelques minutes, je ne saurais avec des verbes, des noms et des adjectifs le faire voir.

Nous nous approchons encore de la mer, ou plutôt d’un vaste étang qui s’ouvre sur la mer. Avec ma lunette-jumelle j’aperçois dans l’eau des flamans, et je quitte la voiture afin de ramper vers eux entre les broussailles et de les regarder de plus près.

J’avance. Je les vois mieux. Les uns nagent, d’autres sont debout sur leurs longues échasses. Ce sont des taches blanches et rouges qui flottent, ou bien des fleurs énormes poussées sur une menue tige de pourpre, des fleurs groupées par centaines, soit sur la berge, soit dans l’eau. On dirait des plates-bandes de lis carminés, d’où sortent, comme d’une corolle, des têtes d’oiseau tachées de sang au bout d’un cou mince et recourbé.

J’approche encore, et soudain la bande la plus proche me voit, ou me flaire, et fuit. Un seul s’enlève d’abord, puis tous partent. C’est vraiment l’envolée prodigieuse d’un jardin, dont toutes les corbeilles l’une après l’autre s’élancent au ciel ; et je suis longtemps, avec ma jumelle, les nuages roses et blancs qui s’en vont là-bas, vers la mer, en laissant traîner derrière eux toutes ces pattes sanglantes, fines comme des branches coupées.

Ce grand étang servait autrefois de refuge aux flottes des habitans d’Aphrodisium, pirates redoutables qui s’embusquaient et se réfugiaient là.

On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où Bélisaire fît halte dans sa marche sur Carthage. On y trouve encore un arc de triomphe, les restes d’un temple de Vénus et d’une immense forteresse.

Sur le seul territoire de l’Enfida, on rencontre ainsi les vestiges de dix-sept cités romaines. Là-bas, sur le rivage, est Hergla, qui fut l’opulente Aurea Cœlia d’Antonin, et si, au lieu d’incliner vers Kairouan, nous continuions en ligne droite, nous verrions,