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LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

Il leva lentement la tête, et de sa main hésitante, qui venait de laisser tomber la lettre sur la table, il indiqua le portrait accroché au-dessus de son lit, la tête de gemme, qui s’accusait, inachevée, sur le fond brun du tableau :

— Quand cette tête se présentera devant toi, vivante, et te dira mon nom, me répondit-il.

Je me levai en sursaut. Il était fou !..

Mon oncle Irnerius laissa retomber sa main et me regarda, tandis qu’un sourire étrange errait sur sa figure expressive.

— Tu me crois fou ? dit-il. Je t’assure que j’ai toute ma raison. Voici ma main droite et voilà ma main gauche ; devant moi, c’est bien toi, Erwin Imhof, mon neveu. Là-haut, c’est une peinture qui ne pourra jamais sortir de son cadre. Mais je suis trois fois plus âgé que toi. Je suis un mort, et ceci est mon testament. Voilà ma dernière volonté. Vis ici. Travaille ici. Reste ici tranquille, et aussi content que tu l’étais dans ta dernière demeure. Et quand, un jour, ce portrait s’animera et prononcera mon nom, ouvre mon testament et conforme-toi à toutes les prescriptions qui y sont contenues. Mais si dans le long cours de vingt ans, ce portrait ne s’anime pas et ne prononce pas mon nom devant toi, tout t’appartiendra, ainsi que je l’ai décidé par ce même testament. Tu verras alors si je suis fou. Je serai mort depuis longtemps, et tu pourras ensuite, à ton tour, mourir tranquillement dans cette maison que je te laisse. Veux-tu me jurer d’exécuter religieusement ce dont te prie le frère de feu ton père ?

Je sentis que ma gorge se serrait. J’étais incapable d’aucune pensée.

— Oui, mon oncle, lui répondis-je en lui tendant la main.

— C’est bien. Monte maintenant à ta chambre et n’en descends plus qu’après mon départ. Les habitans de cette rue savent que je vais faire un voyage et que tu vas administrer ma maison. Ne t’arrête pas à la porte, ne m’accompagne pas en bas de l’escalier. Quand tu entendras ma voiture s’éloigner, descends. Tu trouveras alors la vieille servante, et tu prendras possession de la maison. Les livres de ma bibliothèque te seront peut-être utiles. Elle est nombreuse et contient des exemplaires curieux et rares. Encore une chose…

Sa figure impassible, éteinte, parut s’animer, et son œil briller d’un faible éclat. De nouveau, mon oncle leva la main vers le portrait et dit :

— L’original de cette figure est mort, n’est-ce pas ?

— Probablement, lui dis-je. Le portrait est vieux.

— Eh bien i songe que la vieillesse et la décomposition ont fait