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REVUE DES DEUX MONDES.

— Ne m’interromps pas, te dis-je. Tu ressembles à feu mon frère. Tu as mené une vie tranquille et honnête. Tu n’es pas un fat, au contraire, tu es un homme rangé, de sens rassis. Depuis hier, j’ai pu me persuader que tu possèdes toutes ces qualités. Tu es le seul parent que j’aie en ce monde. Et je t’ai prié de venir, parce que je veux te charger de l’exécution de mon testament. Je suis un mourant, et celui qui honore la dernière volonté d’un mourant sera bien vu de Dieu.

— Oui, mon oncle.

Son discours était solennel, malgré son étrangeté, et je ressentais vivement, jusqu’au fond de mon cœur, la gravité de cette heure. Je ne m’étonnais de rien ; j’écoutais en silence.

— C’est bien. Tu es le digne fils de mon pauvre cher frère, avec lequel, étant enfant, je cueillais des fleurs jaunes dans la prairie, pour faire des chaînes avec leurs tiges, assis au bord de la rivière.

Des cahiers dispersés sur la table, il tira une lettre pliée et cachetée, mais sans me la donner.

— J’ai dit que je partirais aujourd’hui, car personne dans cette ville ne doit se douter de ma mort. Ne m’interromps pas, Erwin. Ni les voisins ni personne de la ville ne doivent se douter de ma mort. Plus tard, tu sauras pourquoi. Écoute, je partirai aujourd’hui avec Franz, pour aller mourir ailleurs, dans quelques jours. Déjà ma vue s’obscurcit, la respiration est difficile, mes doigts ne veulent plus rien tenir, et je ne sens plus mes pieds.

— Mais, mon oncle, pourquoi voulez-vous ?…

— Tu resteras ici, continua-t-il d’une voix de plus en plus faible, et tenant toujours la lettre dans sa main tremblante. Tu vivras et demeureras ici. La sœur de Franz te servira et fera ton ménage. En dehors de ce que tu possèdes en propre, tu trouveras, dans le tiroir de mon secrétaire, les titres de ma petite fortune particulière. Tu jouiras des intérêts de cette fortune jusqu’au jour où tu devras exécuter mon testament.

Ma fortune principale est déposée chez le banquier Händel, dans la rue du Dôme. Depuis des années déjà, les intérêts sont joints au capital. Les titres de cette fortune sont inscrits au nom de ma… de mon héritier, et inclus dans mon testament. Ils ne sont valables que pour l’héritier lui-même. Je puis me fier à toi. Tu es le fils de mon frère, et je connais ta vie. Cette lettre contient mon testament. Tu n’y toucheras pas. Aucune curiosité, aucun caprice, aucun désir ne doit t’inciter à briser le cachet avant le moment où tu devras exécuter mes volontés.

— Et quand ce moment arrivera-t-il, mon oncle ?