Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

meuble et que des statues peuvent bien s’être enfoncées dans le sable en raison de leur poids. Est-ce le cas pour le Sérapeum, le Sphinx et le temple en granit rouge d’Armakhein, ou est-ce le sable mouvant du désert qui couvre les bases de ces monumens[1] ? L’eau du Nil s’étend jusqu’à 5 kilomètres en mer et en altère la couleur sur une bien plus grande étendue. Il n’est donc pas surprenant que les deux ports de Rosette et de Damiette créés sur deux branches maîtresses du fleuve soient obstrués par la vase et le sable. Il en résulte des barres infranchissables pour les grands navires, même quand la masse liquide qui s’y précipite est de 13,400 mètres cubes par seconde.

Lorsqu’au nilomètre de Rodah la crue atteint seize pics, on proclame partout la ouafa, c’est-à-dire la nouvelle que le fleuve a atteint une hauteur suffisante pour pénétrer dans la plupart des canaux de la Haute, de la Moyenne et de la Basse-Egypte[2]. Alors s’ouvrent les bassins, les digues disparaissent, les instrumens d’irrigation, aussi anciens de forme que l’Egypte, — tellement la tradition est ici sacrée, — sont mis en état de servir. Les fellahs, hommes, femmes et enfans, suivis de leurs bêtes, se précipitent sur les berges pour voir le Nil sourdre dans les canaux en y portant l’abondance et la vie. L’herbe, partout brûlée par le soleil, reverdit, les feuilles des arbres, secouant la poussière du désert qui en faisait comme des feuilles mortes, se redressent et reprennent leur fraîcheur primitive ; — des millions d’insectes ailés, des coléoptères au milieu desquels on distingue par son activité le scarabée sacré, s’agitent et bourdonnent comme en un jour de grand soleil et d’ivresse amoureuse. Et il en est ainsi partout où se glisse un filet d’eau qui de minute en minute va grossissant. Et que de craintes, que d’appréhensions ! Si la crue est en avance, des récoltes sont noyées avant d’avoir eu le temps d’être enlevées ; si elle est en retard, les récoltes sont exposées à brûler au soleil du printemps ; si la crue est trop

  1. Histoire de l’art dans l’antiquité, par M. George Perrot ; Hachette.
  2. Le pic ou coudée nilométrique de Rodah, que les étrangers ne manquent pas d’aller voir au vieux Caire, est de 0m,5404 pour les seize premières coudées ; les six suivantes n’ont que 0m,2701. A partir de la vingt-troisième, — celle-ci comprise, — les coudées reprennent la longueur normale de 0m,5404. Le nilomètre de Rodah remonte à une époque des plus reculées. De 1825 jusqu’à 1849, c’est-à-dire en vingt-cinq ans, il y a eu une que au-dessous de 18 pics (mesure nilométrique) : 3 au-dessous de 19 ; 12 au-dessous de 23 et 9 au-dessus de 23. Depuis 1861 jusqu’en 1886,une période de vingt-six ans, il y a eu : 1 crue au-dessous de 18 pics ; 2 crues au-dessous de 19 pics ; 9 crues au-dessous de 23 pics ; 9 crues au-dessus de 23 pics ; 5 crues au-dessus de 25 pics. — Les crues paraissent donc avoir une tendance à atteindre des cotes plus élevées, mais moins durables. Le jour où les cataractes seront nivelées, le Nil ne sera plus qu’un torrent, dont le lit sera à sec pendant plusieurs mois de l’année.