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véritablement sa supériorité, il est bon de le comparer avec saint Prosper. Pour la sincérité et l’ardeur de la conviction, on peut les placer sur la même ligne. Prosper est un de ces croyans intrépides qui n’ont jamais douté de posséder la vérité tout entière, d’être les favorisés, les élus, le peuple du Christ, la semence de Dieu :


Sed nos qui Domini semen sumus…


Il regarde ceux qui essaient de le troubler dans sa croyance comme des malfaiteurs qui veulent lui prendre les biens auxquels il tient le plus, « le dépouiller de la justice et de la vertu, enfin lui voler son Dieu. » Contre de tels attentats, on ne saurait avoir trop de colère. Aussi ne se fait-il aucun scrupule d’appeler ses ennemis des serpens, des vipères, dont les paroles sont empestées et sèment la mort ; et il ne trouve pas de mots assez durs, assez grossiers contre leurs disciples, qui répètent et propagent leurs erreurs :


Vestri illi, quorum ructatis verba, magistri.


Prudence aussi, quoiqu’il soit plus doux et plus tolérant de sa nature, se laisse aller quelquefois, dans l’emportement de la discussion, à maltraiter cruellement ses adversaires. Il est si sûr de la vérité de ses opinions, ses raisons lui semblent si claires, et il lui paraît si difficile d’y répondre, qu’il trouve, quand ils résistent, leur obstination criminelle, et qu’il ne se possède plus en leur répondant : « Tais-toi, misérable, crie-t-il à Manichée, qui ne veux pas admettre que le Christ ait eu un corps véritable, mords ta langue, chien immonde ! »


Obmatesce, furor, linguam, canis improbe, morde.


Ainsi, chez tous les deux, la plénitude de la foi va jusqu’à la violence ; la passion qu’ils apportent au sujet qu’ils traitent est la même ; ils sont aussi animés, aussi convaincus l’un que l’autre. Pourquoi donc est-il si difficile d’aller jusqu’au bout du poème Contre les Ingrats, tandis qu’on lit l’Hamartigenia avec intérêt et quelquefois avec admiration ? C’est que Prosper n’est qu’un versificateur habile, et que Prudence est un poète.

Mais de quelle manière ce talent de poète se révèle-t-il dans son œuvre ? Est-il possible d’y saisir les procédés par lesquels il donne la vie à cette matière aride ? — Ce qui anime tout, dans le poème immortel de Lucrèce, c’est le sentiment de la nature ; personne ne