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consacrer sa victoire, élève à Dieu un temple mystique. La Psychomachia, qui dut être très goûtée des contemporains du poète, l’a été encore plus des générations qui ont suivi, et, au moyen âge, elle a donné naissance à toute une littérature. Aujourd’hui, ces personnifications nous paraissent froides, nous ne trouvons plus le même plaisir à ces allégories, et l’on nous permettra de laisser de côté cet ouvrage, malgré la fortune qu’il a faite.

Des trois poèmes qui restent, deux sont remplis par des discussions théologiques. Dans l’un, l’auteur étudie la nature de Dieu (Apotheosis) ; dans l’autre, il s’occupe de l’importante question de l’origine du mal (Hamartigenia). Il combat successivement les patropassiens et les sabelliens, qui confondent le Fils avec le Père, les juifs et les ébionites, qui nient la divinité du Christ, les marcionites et les manichéens, qui reconnaissent deux dieux, un bon et un mauvais. Ce sont là, il faut l’avouer, des sujets austères, et qui ne paraissent pas de nature à fournir beaucoup à la poésie ; d’autant plus que Prudence ne fait pas comme tant d’autres poètes didactiques, pour qui la matière qu’ils traitent n’est qu’un prétexte à des digressions sans fin, et qui peuvent impunément la choisir ennuyeuse, puisqu’ils sont décidés à en sortir dès qu’elle les gêne ; lui s’y enferme résolument. Jamais il ne se jette dans les alentours de son sujet pour y trouver quelque divertissement agréable ; et comme il est convaincu que ses lecteurs y prendront autant d’intérêt que lui, il ne songe pas à l’égayer. Il le traite en conscience et à fond, sans rien omettre de ce qu’il lui paraît utile de dire. Ses poèmes sont donc de véritables œuvres didactiques, en ce sens que l’auteur a le dessein d’y enseigner réellement quelque chose, et qu’il ne veut pas amuser le public, mais l’instruire. C’est aussi ce que fait Lucrèce, qui est pleinement convaincu de l’importance de son œuvre, qui ne travaille pas pour l’agrément de ses lecteurs, mais pour leur instruction, ou plutôt qui ne cherche à leur plaire que pour les gagner à sa doctrine.

Quand on vient de lire Lucrèce, on se dit qu’il est tout à fait oiseux de se demander si un sujet en soi est poétique, qu’il importe seulement de savoir si celui qui a entrepris de le traiter est poète, et qu’il faut placer la poésie où elle est véritablement, dans l’homme, non dans les choses : or Prudence est poète, moins sans doute que Lucrèce, mais bien plus que les autres auteurs chrétiens qui essayèrent alors de mettre leur doctrine en vers. Par exemple, il l’emporte de beaucoup sur ce Prosper d’Aquitaine, qui, vers la même époque, écrivait son poème contre les ingrats, où il attaque les semi-pélagiens. Si l’on veut mettre dans tout son jour le mérite propre de Prudence, et faire comprendre d’où vient