Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partout, ou partout on les soupçonne. Il est reconnu notamment que dans la gestion départementale, et plus encore dans la gestion communale, les mandats fictifs foisonnent. Les tribunaux et le gouvernement se montrent regrettablement tolérans envers des abus qui prennent chaque jour un caractère plus marqué de généralité. La Cour des comptes plie sous le faix des milliers de tonnes de paperasses qui sont soumises à ses investigations. Elle proclame elle-même qu’il lui est impossible de s’y reconnaître ; elle n’observe plus aucun des délais prescrits par la législation pour ses déclarations de conformité et pour ses vérifications. Récemment encore, elle affirmait qu’elle ne peut exercer un contrôle efficace sur les dépenses de l’enseignement primaire, tellement celles-ci sont devenues, non-seulement amples, mais variées, diverses, changeantes. Cette impuissance du contrôle financier s’accentuera en proportion des envahissemens de l’état dans des tâches compliquées et minutieuses. Ce n’est pas tant l’énormité des sommes dépensées qui cause l’embarras ; c’est le détail infime, c’est le caractère contingent de chaque, dépense. Faits pour agir d’après quelques grandes règles uniformes dans quelques services généraux et simples, les rouages de l’état sont tout déconcertés quand ils doivent s’appliquer aux infiniment petits. On dirait un géant habitué aux rudes besognes extérieures, que soudainement l’on veut charger par surcroît d’ouvrages tout menus, tout délicats, demandant les doigts les plus agiles, les yeux les plus fins, l’esprit le plus alerte. Les lois de l’habitude et celles de la division du travail protestent contre cette confusion. Le contrôle financier devenant ainsi de plus en plus impuissant, la corruption se répand et, plus encore que la corruption, le soupçon. Le public croit de moins en moins à l’intégrité de ses mandataires ; chaque fourniture, chaque marché, lui paraît suspect. Il ne s’agit pas ici seulement de la France[1]. La célèbre association de malfaiteurs municipaux qui a ravagé New-York, pendant tant d’années sous le nom de Tammany-Ring, la réapparition récente dans cette grande ville américaine de nouvelles têtes de cette hydre que l’on croyait avoir complètement tuée il y a dix ans, prouvent combien est malaisée la gestion équitable des finances

  1. La récente publication américaine the Relation of modem Municipalities to Quati Public works contient un exemple intéressant de ces difficultés. Dans une monographie de l’industrie de l’éclairage public à Détroit, ville importante, on lit ce qui suit : « Le renouvellement annuel du contrat d’éclairage provoquait toujours plus ou moins de froissemens entre les compagnies et les aldermen et n’allait jamais sans des accusations de corruption. Chaque année, quelque nouvel alderman naïf s’apercevait qu’on ne lui présentait pas la facture mensuelle pour la consommation du gaz de sa maison, et il n’avait garde de la réclamer.