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librement les écoles privées à côté des siennes ; en pratiquant dans les siennes propres, non pas un prétendu esprit de neutralité qu’on ne peut jamais garder, mais un large esprit de bienveillance, d’une déférence sympathique pour les opinions et les croyances qui sont traditionnelles dans le pays, répandues dans le pays, et qui, d’ailleurs, par leur enseignement, tendent à moraliser les hommes.

Malheureusement, l’état moderne est, par sa constitution propre, tellement accapareur et monopoleur, qu’une semblable sagesse lui est presque interdite. On en a eu dernièrement un frappant exemple dans une des plus curieuses résolutions du conseil municipal de Paris. On sait que ce conseil se considère comme un concile, quelque chose comme l’anticoncile qui se tint naguère à Naples, au moment où l’on proclamait à Rome l’infaillibilité pontificale. Le conseil ou concile municipal de Paris a des dogmes qu’il tient à rendre universels sur son territoire : pour la propagande de vérités destinées à l’universalité, rien ne vaut l’unité de livres. Les 120,000 ou 130,000 élèves (il y avait 62,641 garçons et 51,296 filles en 1883) qui fréquentent les écoles publiques de la ville de Paris seront donc préservés des inconvéniens de la diversité des livres de classes. La vérité étant une, le livre doit être un. Pour passer de la théorie à la pratique, le conseil ou concile municipal de Paris a jeté son dévolu sur la rédaction d’une grammaire ; mais personne ne peut douter qu’après la grammaire unique ne vienne l’arithmétique unique, puis la géographie unique, l’histoire unique, la morale unique. On a convoqué les grammairiens à présenter leurs élucubrations à une commission où l’on avait fait entrer, par décorum, trois membres de l’Institut. Mais, par un oubli, ces trois académiciens ne furent pas convoqués ou ne se rendirent pas aux convocations. Les conseillers municipaux jugèrent leurs propres lumières suffisantes et opérèrent tout seuls. Le hasard, qui se mêle de toutes les choses humaines, fit choisir, comme grammaire municipale unique dans les écoles de la ville de Paris, un livre émanant d’un ancien membre de la commune. Il advint aussi qu’on négligea de recourir à l’adjudication publique pour l’impression et la fourniture de cette grammaire ; que, par une autre coïncidence fortuite, on traita de gré à gré avec un imprimeur dont ledit membre de la commune, auteur de la grammaire, était le prote ou l’associé ; qu’enfin les autres imprimeurs, dont on n’avait pas sollicité la concurrence, prétendirent que le prix alloué par feuille représentait deux lois le prix habituel pour un ouvrage assuré d’un tirage énorme. Voilà comment Paris est doté d’une grammaire unique, chef-d’œuvre inappréciable, comment aussi les membres du conseil municipal ont eu la joie de faire plaisir à un écrivain et à un industriel qui partagent leurs opinions, voilà