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de trier « tous les capitaux intellectuels du pays. » Les instituteurs de France, « même ceux des hameaux les plus reculés, » seraient « obligés » de présenter à un concours annuel « toutes les intelligences qui sommeillent ou qui s’ignorent. » Les lauréats primés deviendraient « les enfans de la France. » En cette qualité, ils seraient distribués gratuitement dans tous les lycées de France. Mais comme c’est une dérision que « la gratuité de la science offerte à un malheureux sans lui donner celle du lit et du pain, » l’état suivrait ses pupilles dans toutes les étapes de l’enseignement intégral et supérieur. Il ne se croirait le droit de les lâcher que lorsqu’ils seraient pourvus d’un diplôme d’ingénieur, d’avocat, de médecin ou d’architecte.

Ce que nous reprochons à ce plan, ce n’est pas seulement d’être chimérique, c’est surtout que, si on pouvait le réaliser, il en résulterait, au rebours de ce que croient ses auteurs, un singulier affaiblissement mental du pays. Chimérique, certes, il l’est ; car, sauf pour quelques intelligences tout à fait exceptionnelles, en très petit nombre, il est impossible de démêler avec exactitude, parmi les enfans ou les adolescens doués d’un peu de facilité ou d’imagination, les indices certains d’une véritable force intellectuelle ; en outre, l’intelligence n’arrive dans la vie à produire tous ses effets que lorsqu’elle est soutenue par le caractère ; or, le caractère échappe à tous les contrôles d’examen : que de brillans lauréats des concours-généraux n’ont su fournir aucune carrière ! Enfin la faveur, le prix des services électoraux, joueraient dans cette inextricable opération de triage des intelligences leur rôle habituel. Mais supposons les vœux de MM. Legludic, Charonnat et Anatole de La Forge pleinement accomplis. Quelle calamité ce serait et pour les trois quarts de « ces capitaux intellectuels » ramassés dans les villages les plus reculés et pour tout l’ensemble du pays ! Combien Proudhon était-il mieux inspiré lorsque, au début de cette ère d’engouement irréfléchi, il s’écriait, dans ses Contradictions économiques : « Quand chaque année scolaire vous apportera cent mille capacités, qu’en ferez-vous ? .. Dans quels épouvantables combats de l’orgueil et de la misère cette manie de l’enseignement universel va nous précipiter ! » Au lieu de ces mots d’enseignement universel, mettez ceux d’instruction intégrale, et l’exclamation de Proudhon sera le cri du bon sens. Malgré sa perspicacité, toutefois, Proudhon ici ne pénètre pas assez avant : ce qui me touche, ce n’est pas seulement le sort de ces « cent mille capacitaires » qui, pour la plupart, resteront dépourvus de pain, obligés de le mendier au gouvernement, sous la forme de fonctions publiques infimes ; c’est surtout le sort de toute cette masse ouvrière et paysanne à laquelle on aura enlevé tous ceux de ses membres qui