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foule de cerveaux, à ébranler la société au lieu de l’asseoir, à amener un déclassement croissant des conditions, et à affaiblir, plutôt qu’à développer, la vitalité et la productivité nationales.

Dans les idées répandues sur les bienfaits de l’instruction, il y a une part de préjugé. Il est, sans doute, utile aux hommes, sans exception, de savoir lire, écrire et compter ; ce sont des instrumens qu’ils acquièrent et qui, dans mainte circonstance, leur rendent service. Il en est de même, suivant la nature des esprits et le genre des occupations, pour toutes les autres connaissances moins embryonnaires. Mais c’est une erreur puérile de s’imaginer que l’instruction par elle-même suffise à rendre les hommes meilleurs, à changer leurs instincts, à réfréner leurs passions. On a prouvé par des argumens décisifs, Herbert Spencer notamment, qu’il n’y a aucune corrélation entre les notions techniques que distribuent les écoles, soit primaires, soit moyennes, soit supérieures, et la force morale qui donne de la dignité à la vie. On prétendait autrefois que l’instruction diminuait les délits et les crimes. Aucune observation sérieuse n’a justifié cette affirmation. Ni les crimes ni les délits ne deviennent moins nombreux depuis que la population est plus instruite. On voit fréquemment s’asseoir, pour des crimes odieux, sur les bancs de la cour d’assises, des hommes qui ont de la littérature ou des connaissances scientifiques. L’instruction même peut éveiller un certain genre de concupiscence, celui des honneurs, des grandes places, de la fortune rapidement acquise. Isolée, elle peut mettre l’homme plus au-dessus des appréhensions morales et des remords. Le Raskolnikof, de Dostoïewski, n’est pas un personnage aussi irréel que beaucoup le supposent. Les singuliers écarts de certains de nos « décadens » prouvent que les raffinemens littéraires ne rendent pas nécessairement la tête solide et le cœur sain. Les connaissances scientifiques peuvent, elles aussi, suggérer des attentats nouveaux, comme celui de cet Allemand qui, ayant fait assurer sur un navire pour une somme considérable des caisses remplies de pierres, y joignit une autre caisse pleine de dynamite, qu’un mouvement d’horlogerie fit sauter avec le navire lui-même. L’instruction doit être considérée simplement comme un instrument qui permet à l’homme de mieux utiliser les forces qu’il a en lui et hors de lui, et qui, en outre, peut lui procurer certaines satisfactions, les unes morales, d’autres inoffensives, d’autres condamnables. Quant à entourer l’instruction d’une sorte d’auréole magique qui la fait apparaître comme ayant la vertu de transformer la nature morale de l’homme, c’est une superstition, une nouvelle forme de l’idolâtrie.

Réduite à ce caractère d’instrument qui ajoute aux forces de l’homme, l’instruction reste un bien précieux. Une nation qui en