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latine ; l’autre, dont l’intelligence, à peine dégrossie par une instruction souvent interrompue, toujours incohérente, surchargée de détails sans lien, ne possède que des embryons confus et indistincts de sciences abstraites ; l’un qui cherche à contenir les appétits désordonnés, qui enseigne la patience, l’amour du travail et la résignation ; l’autre qui répand dans toutes les couches du peuple la théorie nouvelle de la lutte pour l’existence, qui suscite les ambitions immodérées, la convoitise des hauts emplois ou des professions réputées plus élevées, et qui, inconsciemment, par la direction que lui impriment ses chefs et qu’il suit avec empressement, travaille au déclassement et presque au mécontentement universels. D’une part, le curé de village de Balzac, de l’autre, le Homais de Flaubert, représentent ces deux types d’agens auxquels les pouvoirs publics font un sort si inégal.

L’état devrait avoir un parti-pris général de bienveillance pour tout ce qui est respectable. Il a tant de crimes ou de délits réels à châtier ou à prévenir qu’il ne devrait jamais créer des crimes ou des délits artificiels. Comment les idées du peuple sur la justice, sur le bien et sur le mal ne seraient-elles pas troublées quand, dans un pays qui se dit libre, on voit plusieurs jeunes filles tuées par des gendarmes pour s’obstiner à prier dans une chapelle vieille de vingt ans, mais non régulièrement autorisée, et que, d’aventure, à la même heure, le chef du gouvernement fait grâce de la vie à des misérables convaincus d’avoir tué leur père et leur mère ? L’état moderne n’a pas le droit d’apporter dans les problèmes religieux la frivolité dont firent preuve nos ancêtres inexpérimentés de la fin du siècle dernier.

Tous les esprits un peu impartiaux de ce temps, quelles que fussent leurs idées philosophiques, ont compris que, si l’état moderne ne doit pas être le serviteur de la religion, il ne saurait, sans pousser l’imprudence à son comble, en devenir l’ennemi. Un ministre des cultes ne doit pas se déclarer, comme on prétend que certain le fit naguère, le geôlier des cultes. Littré, qui pressentait le discrédit où le gouvernement de la république allait se jeter, écrivit d’admirables pages, non pas de chrétien, mais d’honnête homme et de politique clairvoyant, sur « le catholicisme selon le suffrage universel. » Michel Chevalier, à peine échappé encore de la doctrine saint-simonienne, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, en 1834, signalait à bien des reprises l’influence du sentiment chrétien et des pratiques chrétiennes aux États-Unis. Il notait les signes nombreux et éclatans de la puissance des habitudes religieuses dans cette démocratie. Il citait des faits de pression de l’opinion religieuse sur la liberté individuelle qui nous paraissent invraisemblables. L’état et les religions sont séparés aux États-Unis ; mais