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assurer une position certainement importante sur la Mer-Rouge, la liberté des communications vers le haut Nil. La question est d’autant plus grave, d’autant plus pressante peut-être, qu’elle se complique aujourd’hui d’un incident aussi pénible qu’énigmatique. Que sont devenus deux hardis explorateurs engagés depuis quelque temps au cœur de l’Afrique, Émin-Pacha et Stanley ? Sont-ils tombés aux mains du mahdi, qui se réserverait d’en faire des otages s’il vient à être attaqué ? Des communications récentes d’Osman-Digma sembleraient le laisser croire : elles peuvent être vraies, elles peuvent aussi n’être qu’une ruse de guerre. On ne sait rien de précis. Toujours est-il que si, par suite d’hostilités ouvertes dans le Soudan, la tragédie de Gordon à Khartoum se renouvelait pour Émin-Pacha et Stanley, le ministère anglais aurait pris une redoutable responsabilité qu’on lui ferait probablement payer.

Jusqu’à quel point, d’un autre côté, cette affaire de Souakim se lie-t-elle à la croisade entreprise par l’Angleterre de compte à demi avec l’Allemagne sur la côte orientale d’Afrique, à Zanzibar ? On ne le voit pas bien encore ; le discours de la reine n’est certes pas fait pour éclairer ce point obscur et délicat ; il est aussi vague que possible. Évidemment, les dernières discussions du parlement de Berlin le disent assez, l’Allemagne a une politique à elle, une politique qu’elle suit avec une persévérante ténacité, qui dépasse la mesure d’un simple blocus pour la répression de la traite des esclaves, qui va jusqu’à l’occupation du littoral avec toutes ses conséquences. Elle crée sa puissance coloniale ! Ce qu’il y a d’assez clair aussi, c’est que le gouvernement anglais, sans trop l’avouer, en se parant du beau prétexte de la répression de l’esclavage, tient pour l’instant à ne rien refuser à l’Allemagne, à s’assurer les bonnes grâces du chancelier. Il fait des frais pour répondre aux récentes avances du comte Herbert de Bismarck. Il laisse les Allemands poursuivre leur établissement de vive force dans l’Océanie, à Samoa, comme il les laisse se servir du blocus pour prendre position sur la côte de Zanzibar. Lorsqu’on a interrogé, il y a quelques jours, le ministère, le sous-secrétaire d’état du Foreign-Office, sir J. Fergusson, a répondu assez naïvement qu’on ne voulait pas contrarier l’action de l’Allemagne par un sentiment mesquin de jalousie. Il doit bien y avoir aussi quelque intérêt, quelque calcul dont on n’a pas le secret. Devant l’inconnu qu’il y a dans ces affaires un peu étrangement engagées, l’opinion anglaise reste visiblement très partagée, inquiète de ce que le gouvernement tolère dans l’Afrique orientale ou dans l’Océanie, comme de ce qu’il pourrait tenter lui-même dans le Soudan. Il n’y a eu jusqu’ici que des escarmouches peu décisives en présence d’événemens qui commencent à peine. On sent cependant qu’il y a de l’incertitude, du malaise, et si le ministère de lord Salisbury est en sûreté pour quelques mois, on peut prévoir qu’à la rentrée du parlement il