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ses ambitions particulières, d’être un chef de cabinet sans principes et sans idées, de vivre d’hypocrisie et de mensonges. » — « Nous avons lourdement péché, disait-il à Naples, dans une réunion privée, en mettant à la tête de notre parti un homme capable de forfaire à l’honneur et de violer tous les devoirs. Nous nous imaginions qu’à l’âge où il est parvenu, il songerait à réparer ses erreurs, à mourir en homme de bien et qu’il prendrait soin de sa renommée. L’honorable Depretis ne pense qu’à se maintenir au pouvoir ; c’est son unique souci, et ses moyens sont la peur et l’intrigue. Il étend sans cesse sa clientèle par des faveurs et des corruptions. »

Mais deux ans plus tard, il s’était singulièrement radouci. Dégoûté de ses collègues dans la pentarchie, qui ne lui témoignaient pas assez d’égards et de déférence, il n’attendait qu’une occasion favorable de les quitter, et il arrangeait en conséquence ses pièces et ses batteries. « L’honorable Depretis, disait-il à ses électeurs de Palerme, a pour lui son histoire, et je ne crois pas qu’il veuille la démentir. Dans une discussion solennelle où on lui demandait ce qu’il ferait si un vote de la chambre l’obligeait à remanier son ministère, il donnait à entendre que, rebroussant chemin, il retournerait à ses anciennes amours et formerait un cabinet de gauche. Je suis fermement convaincu qu’un vieux patriote tel que lui n’aura garde de compromettre son avenir en reniant son passé. » Personne ne s’entend mieux que M. Crispi à mêler les douceurs aux menaces et les menaces aux caresses. Les sourcils froncés, il montre le poing, et sa voix gronde, mais l’œil sourit : moitié figue, moitié raisin, c’est sa devise. Dans ce cas-ci, l’insinuation était claire. M. Depretis affecta quelque temps de ne pas comprendre ; enfui, soit magnanimité, soit prudence, il fit à l’homme qui l’avait traité d’intrigant et de menteur des propositions qui furent bien vite acceptées. Les rois, les papes, les empereurs, disait l’Arioste, se liguent aujourd’hui, demain ils seront ennemis mortels, jamais ils ne regardent qu’à leur intérêt :


Che non mirando al torto più ch’ al dritto,
Attendon solamente al lor profitto.


M. Crispi, bien qu’il ne soit ni roi, ni pape, ni empereur, a passé sa vie dans les brouilles et dans les réconciliations. Il est Sicilien, si l’on veut, mais encore plus avocat que Sicilien.

Ce n’est point par un excès de rigidité dans ses principes, ni par l’âpreté de ses haines Maliennes, que M. Crispi a nui longtemps à ses affaires et compromis sa fortune. Son plus grand ennemi fut son orgueil, et rien ne lui a fait plus de tort que la haute opinion qu’il avait de lui-même. Dès sa jeunesse, dès ses débuts dans la vie