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et les vues diaboliques de Méphistophélès sur son compagnon. Et puis la musique en est exquise, et voilà le meilleur de tous les argumens. Mais dans Roméo, quel prétexte à la chorégraphie? Faire danser chez Capulet, quand Tybalt est mort la veille, quand l’hymen de Juliette, attristé par ce deuil, devrait se célébrer dans l’intimité, presque dans le secret; quand Juliette vient de boire la liqueur qui va la foudroyer, quand nous attendons qu’elle tombe; quand l’action, et une action de Shakspeare, se hâte et se précipite ! Faire danser et supprimer l’admirable épithalame, le double chœur aristocratique et religieux qui se chantait jadis autour de la jeune patricienne, et qu’on a sacrifié à d’absurdes entrechats! On a déjà raccourci ce ballet, qu’on le supprime! Qu’on fasse exécuter un peu plus de pirouettes au premier acte, quelques-unes encore avant le mariage, aux sons de la marche nuptiale ; mais qu’on débarrasse le quatrième acte d’un hors-d’œuvre musical et d’un contre-sens dramatique. Les abonnés viendront tout de même, ne fût-ce que par respect humain, et pour une autre fois ce sera un précédent. Si jamais, comme je le souhaite, l’Opéra nous donne Otello, on ne forcera pas Verdi à faire danser.

A cela près, nous avons retrouvé avec joie notre Roméo familier. La beauté des décors, l’importance de la mise en scène, l’élégance des costumes, tout cet appareil plus considérable et plus somptueux ne lui a pas ôté sa grâce et son charme d’autrefois. Rien ne s’est atténué; rien, sauf les quelques taches qui déparaient l’œuvre jadis et qui nous ont semblé plus légères. Nous appréhendions beaucoup le premier acte à l’Opéra : il y pouvait prendre un éclat trop vulgaire. La fête chez Capulet, avec ses ritournelles de mazurka, risquait de faire un gros tapage et rien de plus, et de trop rappeler une autre fête, plus foraine, hélas! que princière, celle que donne le duc au premier acte de Rigoletto. Vérone est si près de Mantoue !

Eh bien! non. — Un orchestre plus nourri, des chœurs plus puissans ont sauvé tout cela. Nous avons surpris dans les couplets de Capulet une phrase mélancolique, un retour sur la jeunesse et l’amour passé, qui jamais ne nous avait charmé ainsi. La valse même, murmurée par Mme Patti avec une pureté de flûte, a failli nous attendrir. La phrase surtout : Loin de l’hiver morose, laisse-moi sommeiller, a pris sur les lèvres de l’artiste une poésie que nous n’y avions jamais trouvée. Elle nous avait toujours paru déplacée, cette valse, et peu digne de Juliette; et l’autre soir nous en étions presque à nous demander si, au contraire, elle ne convient pas au personnage; si l’étonnement, l’éblouissement du premier bal ne justifie pas chez une toute jeune fille cette naïve effusion de plaisir; si ce n’est pas là le gracieux complément de sa parure, une dentelle de plus à sa robe de fête, une dernière perle à son collier.