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par instinct, moins lâches que les Arabes, ils eussent assassiné avec rage et volé avec délice tout ce qui leur fût tombé sous la main. Des Européens qui, du haut des balcons de leur demeure, virent passer à portée des émeutiers, leur tirèrent des coups de fusil et de revolver qui vengèrent quelques victimes. Nul doute que, s’ils se fussent concertés, organisés avant l’émeute, à la façon des volontaires anglais de Hong-Kong, de Shanghaï et de Sydney, tels qu’ils doivent l’être dans les contrées où une insurrection est à craindre, beaucoup de malheurs eussent été évités et un grand nombre d’existences humaines épargnées. C’est si vrai que quelques coups de feu suffirent pour disperser les misérables qui s’acharnaient à défoncer les portes des riches magasins de la rue des Sœurs pour les piller.

A six heures, la garnison égyptienne, qui, jusque-là, s’était tenue dans ses casernes, en sortit enfin et rétablit l’ordre. Son chef, Soliman-Daout, ne consentit toutefois à intervenir qu’après en avoir demandé l’autorisation au Caire, ou plutôt à Arabi. Celui-ci est généralement accusé d’avoir été l’instigateur des tueries,. mais rien ne l’a prouvé; au moment où il aspirait à la dictature, qu’eût-il gagné à se rendre odieux aux étrangers ? La populace d’Alexandrie est, à mon avis, la seule coupable, surexcitée qu’elle était par les ulémas, irritée par la vue d’escadres tenant leurs formidables canons dirigés sur leur ville, guidée au meurtre par ces saints d’Afrique qui, n’ayant qu’un chiffon pour vêtement, parcourent l’Egypte en vivant d’aumônes et en prêchant la haine du chrétien. Comme tant d’autres, le bas peuple d’Alexandrie crut se venger de longs siècles d’avilissement par quelques heures de carnage et de liberté sans frein[1].

Que se passait-il au Caire? La terreur y régnait, car la population indigène, — et encore moins l’armée, — inspiraient peu de confiance. Le khédive, toujours calme, fit appeler Arabi, et lui ordonna de protéger la vie des Européens ; celui-ci s’engagea à la défendre, ce qui n’empêcha pas que chacun se hâta d’aller se réfugier sur les bateaux en rade d’Alexandrie. Les navires devinrent des hôtelleries où l’hospitalité la moins intéressée fut largement mise en pratique.

  1. Voici un fait qui prouve que les Égyptiens ne voyaient point avec indifférence les escadres en rade d’Alexandrie. Il est rapporté par M. Scotidis, qui se trouvait dans cette ville le 11 juin 1882 : « Aussitôt la nuit venue, l’amiral anglais avait ordonné au Superbe, un cuirassé, d’entrer dans le port ancien pour prendre les femmes et les enfans qui, pendant le massacre, s’étaient réfugiés au consulat d’Angleterre. L’armée égyptienne, croyant qu’un débarquement allait avoir lieu, se mit en état de combattre : les clairons sonnèrent, et la plupart des soldats coururent au bord de la mer pour repousser le débarquement. » (L’Egypte, chez Marpon et Flammarion.)