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d’un voyage que je fis en Amérique, en 1855, je quittai Québec le 10 septembre, de bon matin, pour gagner les Montagnes-Blanches. De ma vie, je n’avais contemplé paysage plus beau. En arrivant à l’hôtel, ma femme et mes filles se reposèrent, et je sortis seul. Le soleil couchant dorait de ses derniers rayons le mont Washington. Saisi d’admiration devant ce spectacle grandiose, je me sentais plus près de mon Créateur et me demandais : Que ferai-je, ô Dieu, pour te remercier des bienfaits dont tu m’as comblé? Il me sembla alors entendre une voix murmurer à mon oreille : Tu ne saurais donner à tes concitoyens de voir ce que tu vois, d’admirer ce que tu admires ; mais tu peux donner aux pauvres et aux déshérités d’Halifax un lieu de repos et de récréation où ils goûteront, eux aussi, les charmes de la nature, l’ombre des arbres et le parfum des fleurs. Je rentrai chez moi rêveur, et, depuis ce jour, l’idée de créer ce parc ne m’a jamais quitté. Je suis heureux de la voir enfin réalisée. »

Il ne s’en tint pas là. La même année, il fondait un hôpital à Halifax et le dotait ; avec ses frères, il créait un orphelinat, y dépensait 1,250,000 francs, constituait une rente perpétuelle de 75,000 francs par an pour son entretien, et, reprenant une idée de sa mère, donnait à ses ouvriers un intérêt de 20 pour 100 dans les énormes bénéfices de sa maison.

Halifax est en grande partie redevable aux Crossley de sa prospérité commerciale. Les fils ont acquitté le vœu de la vaillante Manha. « Un matin d’hiver, raconte-t-elle, levée à quatre heures pour me mettre au travail, je traversais la cour froide et sombre, telle que m’apparaissait alors l’avenir. Un cri d’appel et de supplication jaillit de mon cœur, et je murmurai : Seigneur, Seigneur! si tu nous viens en aide, nous n’oublierons pas tes pauvres et nous leur ferons leur part. » Leur part a été faite, large et à mesure comble, par les fils de l’humble chrétienne.


V.

Coming events cast their shadow before them; les événemens qui s’approchent projettent leur ombre en avant d’eux, dit un proverbe anglais. Et, de fait, à certains momens de leur vie, les peuples, ainsi que les individus, se sentent en proie à une inquiétude vague, à l’attente de quelque chose d’imprévu. L’idée subtile, insaisissable d’un changement prochain, d’une évolution brusque, d’un avenir nouveau, souffle et passe sur les esprits, troublant l’atmosphère dans laquelle ils se meuvent, souriant aux jeunes que l’inconnu séduit, inquiétant les vieillards que tout changement effraie,