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cotée sur le marché, où on la tenait pour impropre à la fabrication des draps lisses, principale industrie des manufacturiers de Bradford. Titus Sait prévoyait qu’avant peu la consommation des draps croisés prendrait une grande extension, que la laine de Donskoi s’y prêtait admirablement, et il s’efforçait de persuader les fabricans, qui s’obstinaient à n’y vouloir rien entendre. À bout d’argumens, il s’arrêta au plus convaincant ; ne pouvant trouver preneur pour sa laine, il s’ingénia à en tirer parti lui-même, et de vendeur devint manufacturier. Les résultats qu’il obtint levèrent tous les doutes et furent le point de départ de sa grande fortune.

C’est à cette époque qu’il se rendit à Liverpool et devina, avec le flair consommé de l’expérience acquise, le parti qu’il pourrait tirer de la laine d’alpaca. De retour à Bradford, il se mit à l’œuvre sur ce nouveau produit, levé tôt, couché tard, enfermé dans son atelier, où, sous sa direction, ses meilleurs ouvriers triaient, lavaient, dégraissaient et cardaient cette laine surge, dont les brins longs et souples, dégagés du suint, donnaient un fil de trame de haute finesse, légèrement ondulé. Les allures mystérieuses de Salt, qui n’admettait aucun visiteur dans son atelier d’essai, les réticences de ses ouvriers, excitaient au plus haut point la curiosité des manufacturiers de Bradford, et bientôt le bruit se répandit que celui qui avait su tirer si bon parti des laines de Donskoi s’escrimait sur une laine nouvelle, de provenance exotique, et en attendait de merveilleux résultats. On réussit enfin à savoir que ce produit n’était autre que la laine de l’alpaca, et que Sait était l’acquéreur des trois cents balles vainement offertes par la maison Hégan et Cie à tous les fabricans d’Angleterre et refusée par eux. On en prit texte pour railler le jeune fabricant et pour prédire que son premier succès, dû à un heureux hasard, serait aussi le dernier.

Lui-même douta un instant. Les machines à tisser dont il disposait s’adaptaient mal au travail qu’il leur demandait ; le brin délicat et lustré se brisait sur le fil de chaîne de laine ordinaire, trop résistant. Après de nombreux essais, il trouva enfin une combinaison de fils de chaîne assez souples pour lui permettre de résoudre la difficulté ; il fabriqua et mit en vente des pièces d’étoffes aussi fines et aussi soyeuses que celles dont les Incas avaient emporté le secret. En même temps, il avait fait passer des ordres d’achat au Pérou, et s’était assuré ce qu’il y avait de disponible, en fait de toisons d’alpaca, sur ce marché.

Son succès fut complet. Les pièces mises en vente s’enlevèrent à haut prix. Londres adopta ce nouveau tissu, qui, tout de suite, conquit la vogue et que les grandes dames se disputèrent. La reine en entendit parler. Elle possédait, dans le parc de Windsor, deux alpacas,