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rendait maître, il avait débuté par saccager le Pérou, anéantir tout commerce et toute industrie, faire main basse sur l’or, les pierreries, les tissus précieux et en charger ses navires. En 1534, il rapportait en Europe la plus grande partie de son butin, entre autres des laines d’alpaca et des pièces d’étoffes soyeuses et brillantes tissées par les Incas. Ces produits fur6nt fort admirés, mais on ne tira aucun parti des laines ; il semblait plus simple d’aller piller ce qu’il pouvait rester d’étoffes en pièces que d’en fabriquer soi-même. Trois siècles s’écoulèrent sans qu’on songeât à imiter les Incas et à demander à la laine de l’alpaca les tissus merveilleux dont les indigènes traqués et détruits emportèrent avec eux le secret de fabrication.

Titus Salt connaissait à peine de nom le Pérou et moins encore l’histoire des Incas et celle de leur industrie. Il était né en 1803, à Morley, près de Leeds. Son père, modeste fermier, mais de visées ambitieuses, se résignait mal à un travail qui assurait à peine sa subsistance et celle des siens. Il aspirait à s’élever plus haut. La plupart des grandes découvertes modernes qui devaient révolutionner l’industrie, notamment celle des transports et du tissage, s’accomplissaient, ouvrant à la production des perspectives nouvelles, éveillant les impatiences, surexcitant les convoitises. Cette fièvre d’entreprises, qui faisait partie de l’air ambiant que l’on respirait alors en Angleterre, n’avait pas épargné l’inquiet fermier, Il se jeta à plein corps dans ce courant qui devait le mener à la fortune et faire de son fils l’un des plus opulens manufacturiers du royaume-uni.

Et, cependant, Titus Sait n’était rien moins qu’anxieux d’améliorer son sort. Quand son père vendit sa ferme et vint s’établir à Bradford pour s’y livrer au commerce des laines, Titus, bien jeune encore, eut peine à s’en consoler. La ville lui était odieuse ; il aimait les champs, voulait être fermier, et avait en horreur la fumée des usines, le vacarme des manufactures, la vie fiévreuse et agitée du négoce. Mais Daniel Salt n’admettait pas qu’on discutât autour de lui; imbu des idées autoritaires de son temps, il tenait sa volonté pour loi dans sa famille, et il exigea que son fils s’occupât, comme lui, du commerce des laines.

Titus Sait fit contre mauvais e fortune bon cœur. Contraint de s’adonner à urne occupation qui lui déplaisait, il surmonta ses répugnances. La fièvre est contagieuse ; son père lui inocula la sienne. Il fréquenta les marchés, comme courtier d’abord, puis pour leur propre compte, acquérant chaque jour plus d’expérience, bientôt noté comme un connaisseur habile. Il l’était devenu en effet, et le prouva en opérant sur les toisons de Donskoi, laine russe bas