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tous les négocians de Liverpool, nul n’y voulait entendre ; les courtiers clignaient de l’œil quand on leur demandait de l’écouler à n’importe quel prix; les fabricans de Manchester s’enquéraient de ce que c’était et de ce que l’on en pourrait bien faire. Tout en écoutant le récit de M. Hégan, son interlocuteur maniait, tirait, flairait, regardait, froissait cet étrange produit, sans mot dire. S’il ne le portait pas à sa bouche, c’est que son odorat l’invitait à n’en rien faire, mais il l’examinait au jour, puis à contre-jour, étirant les fibres poudreuses, soucieux, préoccupé comme un homme en présence d’une substance étrange dont l’utilité ne lui est pas démontrée et dont l’existence lui paraît un problème.

M. Hégan comprenait et partageait sa perplexité. Cent fois il s’était livré au même manège que son taciturne visiteur, sans arriver à aucune conclusion pratique, sans la moindre lueur d’espoir d’une vente quelconque ; aussi sa surprise fut-elle extrême quand il l’entendit lui offrir d’acheter ses trois cents balles au prix inespéré de seize sous la livre. Pareille chance n’était pas à refuser, et l’honnête M. Hégan eut, à coup sûr, accepté un prix bien inférieur. Il ne s’attarda pas à se demander ce que son acquéreur se proposait de faire de cette marchandise invendable. Il accepta l’offre et donna ordre de livraison immédiate à ses deux commis stupéfaits, qui, depuis des années, ajournaient en plaisantant les événemens les plus hypothétiques « au jour de la vente des trois cents balles Sud-Amérique. » L’acheteur paya comptant et s’en fut. On raconte encore à Liverpool que, pour fêter cet heureux événement, M. Hégan et son associé donnèrent congé à leurs commis, y ajoutèrent une gratification et fermèrent boutique le reste du jour.

Charles Dickens a parlé, dans ses Household Words, et sous des noms supposés, de cette transaction, qui fit grand bruit à Liverpool en 1836, parce qu’elle devait être le point de départ d’une industrie nouvelle et d’une grande fortune manufacturière. L’acheteur mystérieux dont il a tu le nom était M. Titus Sait, depuis l’un des princes-marchands de la riche Angleterre, et les trois cents balles dont il se porta acquéreur contenaient de la laine de l’alpaca variété du guanaco ou lama du Pérou, alors inconnue en Europe.

Pizarre, en son temps, ne s’était pas borné à conquérir te Pérou, à détrôner Atahualpa et à renverser la dynastie des Incas. Ce fils naturel d’un gentilhomme espagnol et d’une femme de mauvaise vie unissait à la morgue castillane les instincts destructeurs et pillards d’un chef de bande ; il découvrait un empire et enterrait une civilisation. Moins policé que ceux dont sa bravoure audacieuse le