Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/853

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il leur conteste leur génie militaire, leur génie philosophique, leur génie scientifique. Surtout il répète : Ce n’est pas là un peuple ; point d’unité, point de tradition. « La Grèce est née divisée » (ce qui, du reste, est admirablement juste et bien dit). Ils devaient rompre l’unité de l’église, comme ils avaient mis tout leur effort à empêcher l’unité de leur pays ; « ils furent hérétiques, c’est-à-dire divisionnaires dans la religion, comme ils l’avaient été dans la politique. » Gardez-vous de vous inspirer d’eux ; il est bon, dans l’instruction publique, de n’apprendre aux enfans que le latin. — On n’est pas plus « Romain » que cela ; de Maistre l’est jusqu’au fond de son être intellectuel.

C’est chose amusante, quand on a l’esprit taquin, d’être un anachronisme ; mais c’est chose périlleuse aussi. Le philosophe Saint-Martin disait : « Le monde et moi, nous ne sommes pas du même âge. » C’est tout à fait le cas de de Maistre. Dans la pratique, soyez sûr qu’il sait ce que c’est qu’une date. Quand il discute avec le futur Louis XVIII un projet de manifeste aux Français, il sait très bien dire : « Si l’on oubliait un moment que nous sommes en 1804, l’ouvrage serait manqué ; le livre le plus utile à consulter, avant de mettre la main à l’œuvre, c’est l’almanach. » Mais, en théorie, c’est son faible, et aussi sa faiblesse, de se tenir obstinément dans la sphère des idées abstraites, et de ne pas consulter l’almanach le moins du monde. Le sens historique est la chose qui lui a le plus manqué ; ou plutôt ce n’est pas que cela lui manque, mais il le repousse. Il a des vues historiques très pénétrantes dont il ne fait rien. Ainsi il remarque à plusieurs reprises que c’est la « science, » les hypothèses scientifiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui ont ébranlé l’idée de Dieu, et, avec elles, tout l’ancien régime. Cette remarque-là, c’est à peu près toute l’histoire moderne. Mais dès qu’on l’a faite, c’est l’analyse complète de l’état d’esprit et de l’état de civilisation qu’une telle révolution intellectuelle a produits qu’il faut tenter, si l’on ne veut pas, « en 1804, » être un simple théoricien in abstracto, c’est-à-dire rien autre qu’un brillant causeur. De Maistre ne se soucie point de cette étude. Il dit simplement que l’avenir verra la conciliation de la religion et de la science. Eh ! montrez au moins dans quelles conditions cette conciliation peut et doit se faire. Je donnerais tout votre système pour avoir seulement une idée de la façon dont une antinomie dans laquelle je vis se pourra résoudre.

Son système politique lui-même, qui est presque complet, qui répond presque à tout, j’y vois cependant une grande omission, et comme je puis m’y attendre, c’est l’omission d’un lait. De Maistre traite de la démocratie, de l’aristocratie, de la royauté, de la théocratie,