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Car si c’est une vérité universelle d’expérience que « partout l’homme est dans les fers, » il est probable que c’est que telle est sa condition naturelle. Dire : les moulons sont nés carnivores, et partout ils mangent de l’herbe, serait aussi juste. Mais non, l’homme est né libre, voilà l’évidence rationnelle, voilà l’axiome. Rien ne vaut contre. L’homme est partout dans les fers ; cela, ce n’est que la réalité ; c’est la réalité qu’il faut changer. — De même en toutes choses. « Il n’y a rien de plus extravagant, en théorie, que la monarchie héréditaire. Si l’on n’avait jamais ouï parler de gouvernement et qu’il fallût en choisir un, on prendrait pour un fou celui qui délibérerait entre la monarchie héréditaire et l’élective. Cependant nous savons par l’expérience que la première est, à tout prendre, ce qu’on peut imaginer de mieux, et la seconde de plus mauvais.» — Il en est ainsi de la souveraineté du peuple, de la constitution délibérée et écrite. On vous prend pour un impertinent quand vous prétendez qu’un état régulier ne se fonde point sur une constitution ; en attendant, « le peuple le mieux constitué est celui qui a le moins écrit de lois constitutionnelles. » — Est-il quelque chose de plus monstrueux que la vénalité des offices de magistrature? La raison en frémit. Laissons-la frémir et remarquons que, dans la pratique, il n’y a de magistrat indépendant que celui qui est propriétaire de sa charge, et que le seul moyen d’en être propriétaire est de l’avoir achetée. — Il semble que la raison soit un jeu noble de l’esprit qui le satisfait et l’amuse tant qu’il n’a rien à faire, et qui le trompe absolument dès qu’il veut agir. A s’y laisser conduire quand il est aux prises avec le réel, il méconnaît la nature même de la matière sur laquelle il travaille ; car la réalité n’est pas rationnelle et se moque de l’ouvrier maladroit. Le monde n’est pas raisonnable ; il est un système de profondes, solides et vigoureuses absurdités. — Si Joseph de Maistre est si paradoxal, c’est qu’il voit l’univers entier comme un paradoxe.

L’objection est donc nulle pour lui qui consiste à lui dire que son système politique est injuste, car il n’y a guère dans le monde que de l’injustice; qu’il est irrationnel, car la raison n’est pas marque de vérité. Et maintenant, semble-t-il ajouter, quel fondement je donne à cette autorité royale qui est toute ma politique, et quelle responsabilité je lui impose comme limite, je le dirai en expliquant que je suis chrétien et comment je le suis.


IV.

Le christianisme de Joseph de Maistre semble en effet n’être qu’une explication de sa politique et une justification de sa philosophie, qui elle-même n’est qu’un grand détour par lequel le théoricien politique