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la mort sans risque de la recevoir, froidement, scientifiquement et en pleine sécurité. C’est une chose devant laquelle tous les instincts humains reculent. Et cependant le bourreau existe, et il a toujours existé, et l’on sait qu’il ne manque jamais de candidat à cette épouvantable magistrature. Qu’on dise qu’il n’existe que pour punir le crime, et, par conséquent, que son office est une manifestation de la justice, on n’a rien dit; car le crime lui-même, pourquoi existe-t-il? Pourquoi, sinon parce qu’il faut que la loi de guerre s’exerce, non seulement entre les sociétés, mais au sein de chaque société? Que, même dans les frontières étroites de ce qu’on appelle une patrie, l’homme fût en paix avec l’homme, ce serait une dérogation étrange à la loi de guerre. Criminel et bourreau, dans le sein des sociétés les plus policées, sont les représentans détestables et nécessaires de cette loi de l’univers ; par eux, indéfiniment, le sang coule, qui, par décret, ne doit cesser de couler ; par eux, indéfiniment, passe de puissance en acte la loi d’injustice, l’injustice corrigée par la violence, qui, de sa nature, tend à son tour à l’injustice. — Voyez si cette loi est éclatante. Animal sociable, l’homme ne s’est nullement organisé en société, ce qui eût infiniment réduit l’injustice sur la terre ; mais en sociétés, c’est-à-dire en agglomérations de forces dont chacune est une machine admirable pour porter la violence chez l’agglomération voisine. Une de ces agglomérations attaque injustement un autre groupe humain; celui-ci repousse l’injustice par la force ; s’il succombe, l’injustice est accomplie; s’il triomphe, il devient assez puissant pour avoir la force et le désir d’être oppresseur à son tour, et l’injustice s’accomplira. Voilà l’iniquité internationale. Cependant que, dans chaque groupe humain, crime et échafaud travaillent sans relâche à ce qu’il n’y ait pas une parcelle du sol qui ne soit convenablement engraissée de meurtre, le crime créant l’injustice, l’échafaud la réprimant, et, lui-même, soit qu’il n’ait pas assez de force pour tout réprimer, soit qu’il en ait assez pour persécuter, laissant subsister l’injustice ou y contribuant; et voilà l’iniquité nationale. — Par la guerre qui attaque, par la guerre qui défend, par le meurtre qui attaque, par le meurtre qui venge, par l’iniquité appelant la violence, par la violence se transformant en iniquité, peuple contre peuple, chaque peuple chez lui, l’humanité s’est merveilleusement organisée pour l’injustice. — Est-ce tout? Il s’en faut bien. Animaux mangeurs d’animaux, homme tyran des espèces animales, homme homicide, crime, échafaud et guerre, tout cela c’est bien de l’injustice, mais enfin on s’y accoutume; cela paraît être simplement la question du mal sur la terre; c’est l’injustice immanente, la fatalité; elle devrait inquiéter éternellement ; cependant à cause de son éternité même, on n’y songe guère. Mais l’injustice sans nécessité, sans cause, sans