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C’est que les émigrés, il les connaît. L’émigré est un homme qui a été bel esprit, frondeur, philosophe et admirable artisan de la révolution française jusqu’en 1789 ; qui, depuis, effrayé de son œuvre, ne songe plus qu’à l’anéantir, alors qu’on ne peut que la redresser ; partant néfaste dans le passé, inquiétant pour l’avenir, renégat de ses anciennes idées, incapable de s’en faire de nouvelles, ayant tout oublié, n’ayant rien appris, nul par conséquent, mais dangereux. Et quant à l’émigration, c’est une sécession, La sécession n’est jamais permise. Elle l’est moins au patricien qu’à tout autre, car c’est pour le patricien que l’unité nationale est un dogme. Qu’un libéral se sépare, il peut accorder cela avec ses principes : la nation ne respecte pas ses droits de l’homme, il les sauve. Qu’un démocrate se sépare, il est logique : il est associé à la nation par un contrat; prouvez-lui qu’un contrat, qui du reste a été signé par son aïeul préhistorique, est irrévocable ! Il se sent lésé par les effets du traité conclu ; il le dénonce. Mais l’homme qui sait qu’un peuple est un organisme vivant ne se sépare pas. Il ne donne pas l’exemple en lui de la mort sociale. Il ne devient pas volontairement un citoyen sans cité, c’est-à-dire rien. Il meurt plutôt comme homme que de mourir comme citoyen. Ici, ce sont les jacobins qui sont dans le vrai. Ce sont des sauvages ; mais ils ont le sentiment de l’indivisibilité de la patrie. Ils luttent pour elle. On doit voir en eux des instrumens aveugles des desseins de Dieu. En travaillant à l’indivisibilité de leur république, ils maintiennent sans le savoir l’indivisibilité du royaume de France. « Lorsque d’aveugles factieux décrètent l’indivisibilité de la république, ne voyez que la Providence qui décrète celle du royaume ! » (Considérations.) — C’est pour les mêmes raisons que de Maistre n’a nullement, à l’endroit de Napoléon Ier, l’horreur enfantine des hommes de l’ancien régime. Il croit son empire caduc parce qu’il est factice : une monarchie durable se forme en même temps que la nation, et de la formation même de la nation, comme le noyau au centre du fruit ; une monarchie accidentelle est un monstre ; mais de ce que Napoléon ne peut être fondateur de dynastie, il ne s’ensuit point qu’il ne soit pas un souverain. Le traiter en aventurier est un enfantillage. C’est un monarque, parce que l’unité de la nation, visiblement, vit en lui ; parce qu’il a ramassé et concentré la patrie éparse ; parce qu’elle s’effondrait et qu’il l’a remise debout en sa personne ; parce qu’il est le comité du salut publie en un seul homme ; et parce que M. de Maistre, s’il est plus patricien qu’aristocrate, est aussi plus monarchiste encore que légitimiste.

Et il est aussi, chose bien curieuse, qui a dû étonner ses contemporains, ses compatriotes, ses coreligionnaires, il est « Français, » Français entêté et passionné. Les Français ont ruiné un à un tous