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qui l’enchaîne ; il respecte les lois civiles, il obéit aux traditions et maximes de la monarchie ; il est éclairé et aidé par les grands, dépositaires, eux aussi, des traditions et des maximes, agens et prolongemens de la souveraineté, et qui ne sont grands qu’en ce qu’ils ont plus de devoirs que tout le monde ; de concert avec eux il règle, selon les personnes et selon les temps, et selon les forces de chacun et selon le besoin de tous, ce que celui-ci et celui-là doit sacrifier de sa liberté pour l’intérêt commun, ce qu’il doit en garder, au contraire, comme profitable à ce même intérêt; et du concert de ces obéissances qui sont des dévoûmens sans le savoir, et de ces libertés en acte qui sont des contributions involontaires, il constitue le jeu aisé de toutes les énergies agissant chacune selon sa nature au service de tous, c’est-à-dire la liberté nationale.

On doit comprendre maintenant que de Maistre ait pu sembler, je ne dirai pas être tour à tour de tous les partis, mais être tour à tour hostile à tous les partis, ce qui revient à être classé par chaque parti dans le parti contraire. C’est ainsi qu’il est « libéral « aux yeux de quelques-uns de ses amis. Certes, il est difficile d’être plus que de Maistre partisan d’un gouvernement fort; seulement, si l’on entend par gouvernement fort un gouvernement arbitraire, on inspire à de Maistre une amère pitié. S’il déteste la démocratie parce qu’elle est le caprice, ce n’est pas pour mettre le caprice sur le trône. Un gouvernement c’est la volonté nationale mieux comprise qu’elle ne le serait par la nation elle-même, qui ne sait jamais ce qu’elle veut. C’est la volonté, obscure et diffuse dans le peuple, prenant conscience d’elle-même dans un homme. Rien n’est plus le contraire du caprice ; c’est une tradition qui vit, qui parle et qui sait vouloir. Un gouvernement arbitraire n’est pas un mauvais gouvernement, c’est l’absence de gouvernement. — C’est ainsi encore qu’il paraît singulièrement « opportuniste » aux hommes de son parti. Gouverner après la révolution comme auparavant ! Mais c’est une folie! « Toute grande révolution agit toujours plus ou moins sur ceux mêmes qui lui résistent, et ne permet plus le rétablissement total des anciennes idées. » Et cela va de soi. C’est la matière de votre œuvre qui a changé. La matière domine l’ouvrier en ce sens qu’elle le limite. Avec les élémens nouveaux, vous ferez moins bien que jadis. Je le crois ; mais il serait pire encore d’ignorer ce qu’est cette matière nouvelle, et d’en user comme de l’ancienne, parce qu’alors vous ne feriez rien. — Et de même, il semble «jacobin » aux émigrés. Et, en vérité, il est jacobin par comparaison, tant il est loin d’être « émigré. » L’émigration est pour lui un crime, et l’émigré, sauf exception, un imbécile. « Il faudrait une tête blanche auprès de cet homme-là, » lui disait-on en parlant d’Alexandre. Ier. « — Oui, mais pas une tête poudrée, » répondait-il.